Marie Diagne, la voix du sensible
Marie Diagne est réalisatrice de versions audiodécrites, et notamment d’œuvres cinématographiques. Cela veut dire qu’elle adapte les films qu’on lui confie pour les transmettre aux spectateurs mal ou non voyants, afin que le plaisir de la salle obscure se partage. La première fois que j’ai entendu sa voix décrire un film d’Alain Cavalier, je suis restée comme tétanisée : c’est comme si elle me prenait par la main et m’emmenait éprouver le film de l’intérieur. J’en suis sortie très émue. Et fascinée. Comment une simple voix pouvait me faire littéralement voir des images, au point de me donner envie de fermer les yeux ? La voix posée, profonde et mélodieuse de Marie Diagne, c’est aussi un verbe. Précis, clair, exigeant. Qui nous emmène pas à pas, découvrir comment une voix peut permettre à une oreille d’écouter…
En vous écoutant audiodécrire, j’ai été interpelée par la façon très singulière dont vous utilisiez votre voix. Pourriez-vous nous parler du rôle que joue la voix dans votre travail ?
Alors par quel bout prendre les choses ? Peut-être faut-il rappeler ce que c’est que la version audiodécrite d’un film. Quand on est spectateur aveugle ou malvoyant, on n’a pas « les yeux du dehors », on a ce que j’appelle « les yeux du dedans ». Pour autant, on est habité par un même désir de cinéma que n’importe quel autre spectateur. Si je n’ai pas mes yeux du dehors mais seulement ceux du dedans, je vais m’asseoir dans la salle de cinéma et je vais entendre les voix du film, les ambiances, les bruitages, la musique. A travers ces différents éléments sonores je vais percevoir des éléments d’images, parfois même des partis pris de mise en scène et des choix esthétiques de cinéma. Mais pas tout. Parfois dans la bande son, il y a des carences qui deviennent des trous noirs, ou des sons mystères qui peuvent faire obstacle au plaisir cinématographique. A ce moment-là il faut qu’une petite voix vienne parler de ce qui se trouve dans l’image du film mais qui n’est pas perceptible à l’écoute de la bande son. Ça, c’est le travail de la description.
Qu’est-ce que c’est qu’une voix interprète d’une version audiodécrite ? Personne n’a réfléchi à ce truc-là. Souvent, quand l’audiodescription a démarré, les génériques stipulaient : « texte lu par » ou « texte parlé par » ou « voix ». Voix j’aime bien, parce que c’est déjà une interprétation. Mais c’est parler avec une interprétation à minima, pour se glisser, se faufiler dans un maillage très singulier et épouser une cadence, une respiration particulière. On entend souvent dire qu’il faut que la voix de la description soit neutre. Or ça n’est pas possible. D’abord, parce qu’il n’y a pas de voix neutre : une voix est tout le temps habitée par un corps qui appartient à un être singulier. Mais aussi parce que la voix est portée par un interprète : dans l’oreille du spectateur qui ne voit pas ou qui voit mal, une voix neutre, ce serait une voix qui creuserait un écart, une distance, voire un fossé entre la cadence, la respiration, la note, l’humeur, l’atmosphère du film, et celle induite par la voix de l’audiodescription… Ce grand écart l’empêcherait de pouvoir s’installer.
Ni neutre ni théâtralisée, la voix de l’audiodescription semble répondre à d’autres exigences…
Elle doit trouver la bonne place. Ça n’est pas une voix qui s’amuse à être une jolie voix, une voix « à la FIP[1] ». C’est une voix discrète, une petite voix légèrement en retrait. Une voix qui serait dans la salle de cinéma, qui pourrait chuchoter à l’oreille du spectateur déficient visuel les mots dont il a besoin pour percevoir la totalité de l’œuvre cinématographique. C’est ça la place de la petite voix : un peu derrière, un peu sur le côté. C’est une voix qui est traversée par le film plus qu’elle n’est transparente.
Malgré le choix des mots, le calage judicieux de la rythmique des phrases, des virgules, des points, des points de suspension, si la voix n’est pas au bon endroit elle peut tout flanquer par terre. A contrario, si un texte n’est pas abouti, une voix qui a l’intelligence du film peut donner ce que le verbe n’a pas su trouver dans le travail de l’écriture. Parce qu’elle est dans ce qui n’est pas dit, dans l’entre deux, dans la suggestion, dans l’émotion, dans la perception. Et ça, c’est du cinéma. Le cinéma, c’est le plaisir de ce qui se perçoit d’une bande son, montée sur une bande d’image. Et une voix peut travailler à ça.
Diriez-vous que vous transformez du visuel en auditif ? Et est-ce que la voix, parce qu’elle touche l’oreille, serait le média privilégié du sensible ?
Ce que j’entends tout de suite c’est : est-ce que c’est calé au bon endroit, est-ce que ça ne vient pas rompre une phrase musicale, la rythmique d’une course dans les escaliers, une respiration particulière. Car tout de suite le corps du spectateur, l’expérience émotionnelle globale et me semble-t-il première, que le spectateur fait du film, achoppe là-dessus. Et puis après c’est la qualité de voix en elle-même, pour les mêmes raisons. Là-dessus je vous rejoins : l’appréhension est d’abord globalement sensible avant d’être strictement auditive, sensible avant de devenir une image qui va se construire avec les mots. Et c’est à la voix d’avoir cette intelligence du sensible.
Quand je commence à travailler sur un film ou une séquence, je commence toujours par cette question : « qu’est-ce que ça me fait ? au corps, au cœur, à l’âme ? », sans chercher à savoir ce que ça raconte. Et dans un second temps je me demande ce qu’il y a dans l’image, dans le son, qui fait que ça me fait ce que ça me fait. Qu’est ce qui a été à l’origine de ces sensations diffuses, confuses, ou très fortes, très aigües, malmenées, d’être tirée par les cheveux, de rire aux éclats, de me poser mille et une questions, de m’ennuyer, d’être profondément bouleversée, profondément triste, … est-ce que c’est un mouvement de caméra, une bande son montée à un certain endroit… ?
Une fois que vous êtes passée par cette phase de perception sensorielle du film, comment le texte que vous allez mettre en voix vous vient-il ?
Je vois le film en entier, puis je travaille sur une petite unité de 2 minutes, et puis dans cette courte séquence je travaille sur 30 secondes. Sur ces 30 secondes, une fois que j’ai repéré ce que ça me faisait, que j’ai repéré où ça se trouvait dans le son et dans l’image, je repère aussi ce que l’image me montre que la bande son du film seule ne me permet pas de percevoir. C’est ça que je dois décrire. Commence alors un travail de tri : j’écoute et je réécoute jusqu’à que je devienne moi-même une des notes sur la portée du film. Je ne cherche même plus à construire une phrase. A un moment donné, dans la cadence, dans la respiration, les mots s’agencent et je sens ce qu’il faut éliminer, déplacer, rajouter, modifier. Ça s’entend en fait : ce qui se construit, c’est plus une musique, une respiration, à l’intérieur de laquelle la description est incluse.
Je suis à ce stade du travail où je sais inconsciemment ce qui doit être dans la phrase. Pourtant, je continue à chercher, parce que ça ne suffit pas. Je peux construire une phrase qui fait 25 mots mais qui ne passera jamais, qui ne servira pas le film. Ce qui me passionne, c’est le moment où je déroule à nouveau le film, et qu’en parlant ce que j’ai écrit, je vois si ça loge, si ça joue. Je mesure alors à la quantité de plaisir reçu, la réussite de ma proposition. Là, je sais si ça marche ou pas.
Est-ce que c’est parce que vous êtes vous-même la réceptrice du film, par la sensation, les émotions, le ressenti qu’il vous procure, que ça peut marcher aussi pour d’autres récepteurs, pour d’autres oreilles ?
C’est exactement ça : je ne suis pas une personne qui va comprendre, je suis un corps qui accepte de rentrer en vibration. Plus je vais être juste d’un point de vue sensible, impressionnée au sens photographique du terme, plus je vais savoir intuitivement ce que j’en transmets. Je suis moi-même fascinée par ce qui, dans la perception d’une œuvre, est dans le non-dit, la part la plus subjective, la plus intime, celle qui va me permettre d’être moi-même touchée par le geste créateur d’un réalisateur. C’est aussi ce qui va me permettre de transmettre ce geste sans interprétation abusive. Au-delà de l’audiodescription, c’est pour moi une manière d’être et de rencontrer l’autre. Être impressionnée ou touchée, être la plaque sensible dans une rencontre et ne pas interférer outre mesure dans cet autre qu’il nous est donné de rencontrer, c’est mon geste de tous les jours.
Pour moi c’est la définition de l’écoute…
Oui, de l’accueil et de l’écoute, tout à fait.
Est-ce que vous diriez qu’à travers ce travail-là vous permettez au spectateur de se mettre à l’écoute de son ressenti, de son intériorité ? Tout en étant au contact avec une œuvre ?
Quand un spectateur de cinéma entre dans une salle de cinéma avec ses yeux du dehors, sa place dans la salle est d’abord très physique : il est presque immergé dans les sons qui sont diffusés dans la salle et face à l’image qui est projetée sur l’écran. De manière virtuelle, dans une œuvre cinématographique, la place du spectateur est aussi en creux entre la bande des images et celle des sons qui le malmènent émotionnellement. Par contre, lorsqu’un spectateur avec ses yeux du dedans s’installe dans la salle, il est immergé dans les sons du film, mais ne peut plus avoir cette place en creux entre l’image et le son, ni cette place physique par rapport à l’écran, car il n’a pas la perception de l’image qui est projetée. La voix de la description va consister à retisser cette place virtuelle, à redessiner cet espace en creux, en introduisant à travers la bande-son de l’audiodescription, du relief et de la perspective. Dans la version audiodécrite, ce qui est magique, c’est le moment où la voix qui parle la description est montée à un endroit si judicieusement choisi dans la bande son, que surgit dans la collure un espace, un entre-deux. La place du téléspectateur est là. Si je réussis ça, j’ai réussi mon travail.
Et il y a des moments où vous sentez que vous l’avez plu réussi que d’autres ?
Ah oui ! Parfois je suis assez satisfaite, j’entends que ça joue, que ça se passe bien, que c’est à la bonne place, à la bonne distance, que l’espace en creux est là. Et puis parfois ça marche moins bien.
Et c’est vous qui le sentez où on vous en fait retour ?
Vous savez bien que ce qu’on perçoit de sa propre voix est différent de que ce que les autres en reçoivent. Mais quand même, on sait quand on est juste, en toute simplicité. Parfois, c’est vrai qu’il peut y avoir des biais dans notre perception en fonction de notre état émotionnel du moment. Comme si on avait été tellement en dehors de soi qu’on n’était pas en capacité de percevoir à quel point de justesse on était. Mais quand on sait qu’on est juste, on sait qu’on est juste. Là-dessus je n’ai aucun doute.
Au sein de votre activité, vous tissez un lien particulier avec votre voix, à la fois sensoriel et de transmission. Est-ce que lorsque vous avez commencé dans l’audiodescription vous aviez déjà cette intimité avec votre voix où c’est venu au fur et à mesure ?
Non je n’étais pas comme ça du tout, parce que pour moi ce qui se joue n’est pas au niveau de mon intimité avec ma voix, mais d’une réconciliation avec mon corps. Dans lequel la voix ensuite s’installe, vibre, habite, se dispose. Si cette réconciliation n’a pas lieu, je ne peux pas porter cette voix. C’est un ensemble, c’est un tout.
Quand j’ai commencé le travail de la description, j’écrivais beaucoup, j’alignais avec un plaisir fou des centaines de mots, je décrivais les images par le menu sur des textes improbables, qui ne logeaient jamais dans le temps imparti et que je ne savais pas supprimer. J’ai commencé à interpréter moi-même mes propres textes, le jour où, dans un studio, j’ai lu le texte que j’avais écrit pour guider le comédien qui devait l’interpréter, et qu’on m’a dit que c’était ma voix qui devait le faire. Ça a démarré comme ça, de manière très empirique, dans le plaisir d’interpréter mes mots. Je ne suis plus du tout au même endroit maintenant. D’abord parce que je sais que j’écris pour que ce soit parlé. Ensuite parce qu’aujourd’hui c’est ma voix que j’ai très envie de travailler, dans la version audiodécrite mais aussi ailleurs, notamment dans des textes qu’on peut me confier. Ce dont j’ai très envie en ce moment, c’est d’être cette petite voix dirigée par quelqu’un de juste au service d’un texte qui n’est pas le mien. Caler ma respiration sur la respiration d’un film qui n’est pas ma respiration. Rentrer avec ma voix, dans le désir d’un cinéaste qui n’est pas le mien. L’épouser et discrètement le transmettre. J’ai envie de ça en ce moment, terriblement.
Est-ce que vous entendez votre voix quand vous écrivez ?
Oui, d’ailleurs je ne peux pas écrire sans parler ce que j’ai écrit. Je parle à haute voix, je mets les respirations, je mets les ponctuations, j’écoute ce que ça fait avant de savoir ce que ça dit.
Ce que vous dites c’est donc que ça devient du sens parce que la forme est juste ?
Parce que la matière est juste. Je suis très attachée au fait qu’on ne fasse surtout pas le distinguo entre forme et sens. Les deux sont intimement liés. Ce que je pense c’est qu’il y a du sens dans l’émotion. Et dans notre manière d’appréhender les choses, le plaisir, l’émotion, la perception précèdent le sens. Font sens même. Au cinéma c’est très flagrant. On est avant toute chose un corps qui vibre, qui réagit. Puis on passe très vite à de la construction qui se raisonne, mais avant, on a bien l’intuition de quelque chose.
Ce qui signifie que dans votre voix vous transmettez à la fois de la sensorialité et du sens ?
Oui, parce que je suis quelqu’un qui à la fois vient des mots et à la fois est très attachée à ce qui se ressent. Comme pour des raisons qui me sont très personnelles il m’a fallu maitriser le monde et donner à voir que je le maitrisais, je suis passée par l’éloquence et la pratique du verbe. Pour parvenir à se réconcilier avec soi-même, la voix est forcément le média le plus fantastique, parce que c’est celle qui porte les mots qui nous remettent debout. Ce sont ces mots qui me permettent maintenant de verser très tranquillement vers la part la plus intime et secrète de moi-même. La voix c’est le passage vous comprenez ? C’est le lien entre les deux. L’image qui me vient en vous parlant, ce serait celle des marionnettes à fils : je pense que la voix qui parle les mots et qui transmet quelque chose du monde, ce sont les fils.
Et à présent vous diriez que vous rêvez quoi pour votre voix ? Qu’est-ce que vous désirez ?
J’aimerais bien explorer autre chose, par exemple faire des textes lus, des livres lus. Ça me tenterait assez de chercher une troisième voix, car souvent dans les livres audio il y a beaucoup trop de présence, ce sont des comédiens qui cherchent à interpréter les textes. Là aussi l’enjeu c’est de trouver là où on peut se mettre entre le texte et notre propre voix pour laisser la place à celui qui écoute. La place, c’est le maître mot, c’est savoir accueillir. Écouter le texte qui n’est pas le sien pour savoir accueillir celui qui va l’écouter, celui à qui on le transmet. J’aimerais beaucoup faire ça.
Ce que je trouve vraiment très intéressant dans ce que vous dites, c’est que vous faites entendre qu’une voix peut laisser la place, la place à la perception de l’autre, au ressenti de l’autre. Donc en fait une voix peut ou pas, autoriser l’écoute.
Merci beaucoup, là je me retrouve vraiment. Chacun est ce qu’il est, en revanche ça c’est vraiment moi. C’est une place dans la vie. Et tout ce que je peux faire professionnellement, tout ce que je suis avec mon corps, avec ma voix est au service de ça. Parce que c’est ce que je suis. Plus je vais être capable de faire ça, plus je vais être réconciliée avec moi.
Je dirais que j’entends une forme de silence qui fait corps avec votre voix. Qui est un silence apprivoisé mais qui permet en même temps à votre voix de se construire sur ce fond de silence.
Choisi. Apprivoisé et choisi, tout à fait.
Ce que je me dis c’est que je ne suis pas sûre que vous rencontriez souvent, ce type d’accueil dans les voix des autres. Parce qu’il n’est pas fréquent de rencontrer des personnes qui ont cette capacité à porter dans leur voix cette part de silence qui leur permet de se déployer et en même temps d’être écouté et entendu…
Merci. Cela m’arrive parfois de rencontrer des personnes qui déploient une certaine manière de m’écouter encore plus puissante que moi. C’est la première chose que j’aurais envie de vous répondre. Et la deuxième c’est qu’avec cet évènement tragique[2], quelque chose s’est accéléré. Je n’ai plus de temps à perdre. De plus en plus un certain nombre de voix m’indiffèrent complètement. Alors quand je suis obligée d’écouter parce que professionnellement je le dois, et parce que je suis polie, j’écoute. Mais c’est une énergie à minima. Quand je n’ai pas d’obligation, je m’en vais. De plus en plus. Ça ne m’intéresse pas. Le présent est précieux. Il faut savoir en faire bon usage dans la relation à l’autre. Tout ce qui est donné, qui nous installe en nous dans une posture satisfaisante, et qui nous met en relation juste avec l’autre, est bon à prendre. J’ai besoin de ce présent-là. On n’existe jamais seul, on existe dans la relation. Et la plus belle des relations c’est celle qui se construit dans les entre-deux, dans les colures, dans la suggestion, dans le silence.
[1] France Inter Paris. FIP est une radio musicale publique française, crée en 1971. Elle fait aujourd’hui partie du groupe Radio France.
[2] Marie Diagne venait de perdre son compagnon quelques semaines avant notre échange.