Laura Carpentier-Goffre, la trace du trauma dans la voix des femmes
La voix de Laura Carpentier-Goffre c’est un mélange exquis de pétillance et de gravité. Quand elle s’enflamme, avec sa voix comme avec son regard, Laura ne nous lâche plus. Inspirée, elle peut descendre au plus profond pour faire empreinte dans notre chair à travers les mots qu’elle porte ; joueuse, elle grimpe dans les cimes en perles de rire pour partager sa joie ou sa surprise. En plus d’être une sociologue et une chercheuse brillante, Laura Carpentier-Goffre est comédienne : dans ses conférences gesticulées et ses spectacles, elle conte et raconte, éduque et initie à la culture de l’égalité et au respect des corps. A partir de sa propre expérience traumatique, elle m’a parlé de la façon dont les femmes vivent, jusque dans leur voix, les effets du regard sexualisé que l’on porte sur elles.
Avez-vous une conscience particulière de votre voix sur scène ?
Au tout début je pense que je n’avais pas du tout conscience de moi sur scène. J’avais réglé beaucoup de choses dans ma vie quand j’ai créé ma compagnie, mais malgré tout dans certaines situations de stress je me coupais un peu en deux. Il a fallu que je passe par l’hypnothérapie pour arrêter de me dissocier quand j’étais sur scène et que je développe cette conscience du corps qui est la base de la conscience de la voix. Le moment où j’ai éprouvé une très forte conscience de ma voix, c’est lors d’une conférence gesticulée sur la culture du viol et le consentement, où on a chanté la chanson « quand c’est non c’est non » de Jeanne Cherhal.
Je crois que vous avez un lien particulier avec votre voix. Voulez-vous m’en parler ?
Quand j’étais petite, j’aimais beaucoup chanter. Il y avait une chorale à l’école dans laquelle j’avais quand même le rôle de soliste. C’est un souvenir très joyeux parce que je me sentais très vivante, et en même temps nostalgique parce que j’ai complètement arrêté de chanter à la puberté – vers 10 ans – et que j’ai l’impression de ne jamais avoir retrouvé cette sensation. Je prenais également des cours de théâtre que j’ai arrêté à la même époque. En fait, j’ai commencé à sentir que dans la façon dont j’étais valorisée sur scène, il y avait quelque chose qui relevait de la domination sexualisée. Et ce n’était pas comme ça que j’avais envie d’être vue et entendue. J’ai ressenti très tôt dans ma vie ce que dit Brigitte Grésy : « en toute circonstance les hommes on les écoute, les femmes on les regarde ». Moi j’ai vraiment eu très tôt la sensation qu’on ne m’entendait pas, ou alors que lorsqu’on m’écoutait, c’était d’une manière qui devenait très vite sexualisée. Par exemple, je n’ai jamais vraiment réussi à savoir ce que valait ma voix, parce que soit on me disait des trucs affreux, soit on me mettait sur un piédestal pour ensuite mieux m’en faire tomber, et qu’à chaque fois, c’étaient de la part d’hommes qui étaient pris dans des enjeux sexuels. Donc je me suis retrouvée à un stade où, à la simple perspective qu’on m’entende chanter toute seule, je faisais un malaise.
Vous voulez dire que vous vous évanouissiez vraiment ?
Oui. J’ai réussi pour la première fois à chanter seule lors d’une veillée contée pendant le premier confinement de l’année dernière, après l’avoir travaillé en hypnothérapie. Je crois que ça m’a demandé plus de courage que de dire sur scène que j’ai été violée. Et à la fois ça a été une étape essentielle dans ma vie de réussir à dépasser cette peur-là.
Et comment vous êtes-vous sentie après ? Qu’est-ce que ça a changé pour vous ?
Après je me suis sentie très bien. Je me sentais vraiment fière et je pensais qu’en ayant dépassé ce cap-là, j’allais pouvoir faire plein de choses. Par la suite est arrivé le confinement qui a fait remonter chez moi des traumas. Ça a été très dur, pendant 3 mois, j’ai été en incapacité total de travailler. Quand j’ai repris la scène, j’étais censée chanter et je ne l’ai pas fait. Je n’ai pas réussi.
Vous n’avez pas pu chanter ? Qu’est ce qui s’est passé ?
Alors il y a plusieurs choses. Je devais m’accompagner à la guitare sur scène et ça n’était pour moi que la deuxième fois que je le faisais (la première étant cette fameuse fois juste avant le confinement). Ce jour-là faisait vraiment très froid et j’avais le bras complètement gelé. Dès les premières notes à la guitare j’ai commencé à faire n’importe quoi et ça m’a complètement paralysée. Donc je n’ai pas pu chanter, j’ai fait autre chose à la place. J’avais envie de disparaître pour qu’on ne me voie plus et qu’on ne m’entende plus. Après le spectacle je suis partie me cacher dans un placard pour pleurer, et j’y suis restée des heures pour ne pas risquer de tomber sur quelqu’un qui aurait assisté à ma contre-performance. Ça a mis ma collègue très en détresse parce qu’elle n’avait pas perçu – comme le public non plus sans doute – ce que je vivais. Selon elle, il y avait un décalage abyssal entre la manière dont moi je me percevais et je percevais ma performance et la façon dont les autres pouvaient la percevoir.
Qu’est-ce que ça a provoqué en vous pour que vous alliez vous cacher comme ça dans un placard ?
Pour moi c’est vraiment l’envie de disparaître. Je pense que lorsque je tombais dans les pommes c’est parce que je ne pouvais plus supporter d’être là. D’ailleurs je ne supporte toujours pas d’écouter des enregistrements de ma voix. A un moment, je m’étais enregistrée pour moi. Ça a été tellement insupportable que je me suis de nouveau arrêtée de complètement chanter pendant 6 mois. Rien, rien du tout. Même seule.
Qu’est-ce que vous avez entendu dans votre voix qui n’était pas supportable pour vous ?
A l’époque ce qui m’est venu c’est : « j’ai l’impression d’entendre une chèvre qui a la jaunisse ! ». Avec tout le respect que j’ai pour les petites chèvres, ça n’est pas ça que j’ai envie d’entendre quand je m’attends à quelque chose de musical !
C’est-à-dire que pour vous ça n’est pas beau ?
Oui, c’est ça. Ça n’est pas beau, ça n’est pas harmonieux. Alors je sais qu’il y a l’effet de l’enregistrement, qu’on ne s’entend jamais comme on est en vrai. L’enregistrement déforme aussi. Mais j’entendais vraiment ma voix très métallique, c’était insupportable.
Et vous vous seriez attendu à quoi ?
Quelque chose de plus solide je crois, de plus ancré. J’entendais plein de fausses notes que je n’avais pas entendues quand je jouais. J’ai eu la coqueluche petite et après j’ai été très fort asthmatique. Ma respiration est un peu poussive et quand je chante ça s’entend vraiment beaucoup.
Est-ce que vous diriez que vous avez entendu tout ce qui n’allait pas ?
Ah oui ! Même rétrospectivement je n’arrive pas à trouver quelque chose qui allait. Mon souvenir de cette écoute-là est tellement négatif que même si je suis consciente qu’il y a probablement une part de déformation, je n’arrive pas à trouver quelque chose de positif. La seule chose que je reconnais, c’est d’avoir essayé, de m’être enregistrée et de m’être écoutée. Et finalement ça, au regard de mon parcours, c’est courageux. Si je devais trouver quelque chose de positif, ça ne serait pas dans la voix elle-même, mais dans le fait d’oser le faire.
Pensez-vous que beaucoup de femmes sont confrontées dans leur voix à cette difficulté de s’entendre ?
Oui, lorsqu’une femme ose prendre la parole ou chanter en public, je trouve que c’est tellement courageux ! Parce qu’il y a encore beaucoup de chemin pour qu’on nous écoute vraiment, et qu’on nous écoute dans toute notre humanité. Sans que cette voix soit l’objet d’un examen permanent pour avoir le droit de s’exprimer par exemple. Toute ma vie, quand les hommes me validaient dans mon intelligence, c’était pour la ravaler à la hauteur d’une caractéristique sexuelle comme une autre. Comme être blonde, avoir des gros seins, être ceci cela. Finalement mes qualités intellectuelles ou mon engagement féministe étaient juste une catégorie porno comme une autre. Dans mon parcours de vie, j’ai eu l’impression que ma voix chantée ça a aussi été beaucoup ça.
Cela signifie que la relation que les femmes nouent avec leur voix est troublée par ce regard et cette écoute sexualisés portés sur elles ? Comment cela s’est-il passé pour vous ?
Lors de la promo que l’on faisait pour la première de notre conférence gesticulée au festival off d’Avignon, l’impresario d’un autre artiste nous a entendues chanter dans la rue et m’a dit : « il faut que tu chantes, tu as quelque chose d’extraordinaire ! ». J’étais un peu gênée par rapport à mes partenaires de jeu, alors j’ai dû répondre quelque chose comme, « ah oui ! c’est une chanson qui nous touche beaucoup… ». Mais elle a insisté : « non, non, toi ! ». Le soir, je suis rentrée avec des étoiles pleins les yeux, en me disant qu’elle m’avait dit un truc de fou ! J’en ai parlé aussitôt à mon compagnon de l’époque qui était un musicien professionnel. Et là, au lieu de m’accueillir, il m’a rabaissé plus bas que terre. Je pense qu’il y avait vraiment chez lui comme une forme de jouissance à me détruire qui est passée ce jour-là par l’anéantissement de ma voix. C’est le même homme qui m’a violée, dans un moment de ma vie où j’étais en grande vulnérabilité.
C’était vraiment le type de personnage qu’on appelle « pervers narcissique ». Moi je les appelle des néo-patriarches parce que je pense que leurs agissements reposent avant tout sur la manière dont ils voient les femmes. Ils sont dans le désir d’anéantir et ils sexualisent cet anéantissement-là. Avant les hommes pouvaient violer et frapper les femmes dès le premier jour du mariage, avec la bénédiction du curé et du maire. Comme aujourd’hui les normes officielles ont changé et qu’un certain nombre de femmes osent croire qu’elles méritent d’être bien traitées, ils doivent développer des stratégies plus fines pour les mettre sous emprise et arriver au même résultat. Mais au fond, la mentalité sous-jacente reste la même.
Qu’est-ce que cette expérience a eu comme effet sur votre voix ?
Assez vite, je n’ai plus su ce que je valais vocalement, parce que d’un côté des hommes avaient utilisé ma voix comme appât et de l’autre comme massue. Les recherches que j’ai menées notamment sur l’érotisation de la domination, le morcellement du corps des femmes, m’ont beaucoup aidées à mettre des mots sur ce que j’avais vécu. Dans l’écoféminisme, on voit le patriarcat, pas seulement comme le système de domination des hommes sur les femmes, mais aussi comme un rapport au monde qui est basé sur le pouvoir-sur, sur le morcellement et la séparation. Et notamment le morcellement de nos corps, de notre capacité à penser, à faire des liens entre les choses.
Le rapport que j’ai à ma voix a été très marqué, très abîmé par mon expérience incarnée du patriarcat. Plus j’ai lu de livres sur ces questions-là, plus ça a fait sens. Et ça m’a permis de dépasser ma propre trajectoire. J’ai entendu de nombreuses femmes pour qui l’idée de chanter en public éveillait des réactions liées à des traumatismes, notamment à des traumatismes de violence sexuelle.
Vous en avez entendu plusieurs vous dire ça ?
Oui, oui, notamment en rapport avec les aigus. Quoi qu’une femme fasse, on va avoir tendance à le voir comme quelque chose de sexuel : on mange une banane et à leurs yeux c’est quelque chose de sexuel. Souvent on dit qu’il y a quelque chose de jouissif à laisser sa voix partir dans l’aigu. Le faire en public peut renvoyer à l’impression d’être vue par des hommes en train d’avoir un orgasme. J’ai entendu des femmes musiciennes dire que l’idée de chanter en public était associée à la peur d’être sexualisée en public, d’être vue comme un objet sexuel. Pour elles, c’était un vrai frein.
Comment on répare ça ? Vous avez des idées ?
C’est une question à laquelle je me suis retrouvée confronté assez vite dans mon travail, ce qui m’a conduite à suivre des formations en psycho-traumatologie. De plus en plus d’études démontrent que ce qui est le plus efficace pour soigner un trauma au sens de stress post-traumatique, c’est à la fois de passer par le corps et de reconstruire un sentiment de sécurité. Le problème est qu’en cas de stress post-traumatique, le cerveau ne fait pas bien la différence le souvenir traumatique et un stimulus du présent qui est associé au souvenir traumatique. Faute de soins adéquats, se met alors en place un cercle vicieux, où le cerveau est pris dans une espèce de répétition, et où toute interaction humaine peut finir par devenir une source de réactivation de la mémoire traumatique. Le système nerveux autonome d’une personne psychotraumatisée privilégie la survie, au détriment du lien social, avec par exemple pour effet le développement d’une hypersensibilité au bruit, qui rend notamment les fréquences sonores de la voix humaines très envahissantes. Cela est extrêmement éreintant à la longue. Pour pouvoir guérir, il faut que le système nerveux autonome de la survie puisse baisser suffisamment la garde afin que le système d’engagement social reprenne sa place. C’est pourquoi, avec Juliette Mercier, ma collègue du Centre Bertha Pappenheim, nous pensons que pour les femmes qui ont été victime de violence masculine, la non-mixité est absolument fondamentale dans le processus de guérison. Pouvoir réapprendre le toucher et le consentement du corps, par exemple avec la danse, dans un contexte qui soit le moins réactivant possible. Plus globalement, je pense qu’il y a quelque chose de très puissant à explorer autour du corps et de la voix, entre femmes.
De votre côté, quelles sont les circonstances qui vous permettent de vous sentir bien avec votre voix ?
Il y a un endroit où j’arrive désormais à être sereine avec ma voix : quand je suis sur scène et que je conte. C’est quelque part plus facile qu’en conférence gesticulée, car là je suis d’une certaine manière protégée par le personnage de la conteuse que j’incarne. Les contes s’adressent à la fois aux enfants et aux enfants intérieurs chez les adultes. C’est un espace où l’on peut se parler et s’écouter avec le cœur.
Dans le soin aussi. Je me suis formée récemment à l’hypnothérapie, tout d’abord avec Lewis Mehl Madrona, un médecin états-unien aux origines Lakota et Cree, qui a développé ce qu’il a appelé la médecine coyote : un mélange entre la médecine allopathique occidentale et la médecine traditionnelle des peuples autochtones d’Amérique du Nord. Lors de ma dernière formation, je me suis lancée pour la première fois sans filets, à accompagner vraiment quelqu’un et je me suis sentie très à l’aise avec ma voix. Alors bien sûr, on est deux par deux, dans un huit-clôt assez intime avec l’autre, qui fait que je me sens plus à ma place en tant que femme : je suis ici dans le soin, plutôt que dans la « revendication politique ». Il n’y a pas de transgression dans ce cas-là.
J’ai vraiment ressenti du plaisir à découvrir qu’avec ma voix j’étais en capacité d’apporter de l’apaisement à quelqu’un. Quand la femme que j’ai accompagnée est sortie de l’état d’hypnose, elle a versé des larmes de joie. Elle m’a tellement remerciée que ça m’a fait un bien fou. J’ai senti que j’étais heureuse pour elle et à la fois heureuse pour moi d’avoir découvert une autre façon beaucoup plus confortable d’utiliser ma voix. Je me suis dit que ça serait peut-être un tremplin pour me sentir plus à l’aise avec ma voix, dans d’autres registres potentiels.
Votre voix en quelque sorte n’était pas scrutée. Elle était reçue mais pas regardée ou jugée. Diriez-vous que cette expérience vous a réconcilié avec votre voix ?
Oui, oui tout à fait, je ne me sentais pas du tout scrutée. Ce qui est très beau dans l’hypnothérapie, c’est la forme de dialogue qu’on tisse avec la personne. Il faut faire attention à bien poser sa voix, à caler son expiration au moment où on parle sur l’expiration de la personne, on doit être très vigilant·e à sa prosodie et à ce qu’elle peut véhiculer, par exemple en termes de doubles sens métaphoriques…. J’ai trouvé ça très stimulant parce qu’il y avait beaucoup de points techniques à retenir et qu’en même temps il fallait être très attentive à la qualité de la présence vocale. J’ai adoré cette expérience et je pense que c’est en train d’amorcer une étape importante dans ma réconciliation avec ma voix.