Victoire Tuaillon, des voix sur la table…
Au début on ne sait pas trop si on aime, juste on est interpelé par le grain un peu rauque, la présence du souffle, et juste derrière, le sourire de malice et la diction incisive. Et puis en deux phrases, la voix de Victoire Tuaillon nous a agrippé l’oreille sans qu’on s’en soit rendu compte et ça y est, elle ne nous lâche plus. Victoire Tuaillon et ses podcasts si intelligents et si revigorants, j’y suis accro depuis que je suis tombée par hasard sur un épisode des Couilles sur la table où on parlait de la parole des hommes. C’est un ton, une audace, mais aussi une façon très documentée de traiter les sujets et très respectueuse d’écouter ses invités. La voix dont Victoire m’a parlé en revenant de son jogging, c’est celle qui évoque cette infinité de possibles revendiqués par les jeunes femmes d’aujourd’hui…
Pour écouter la voix de Victoire Tuaillon c’est ici
Si je vous dis la voix, qu’est-ce que ça représente pour vous ?
Pour moi ça a toujours été une question de voie, c’était ça, trouver ma voix.
Alors comment l’avez-vous trouvée votre voie-x à vous ?
Quand j’ai commencé à travailler professionnellement avec ma voix, à la télé on me disait que je ne l’avais pas encore trouvée. Pour moi c’était très clair : ne pas trouver ma voix me rendait très malheureuse parce que je ne trouvais pas ma voie dans le journalisme. J’en ai fait une blague dans mon documentaire Et là c’est le drame ! dans lequel pour la première fois j’ai vraiment dit ce que je voulais et j’ai utilisé ma façon de parler et ma voix à moi. C’était la réplique de Chen qui dit à Tintin : « Lao Tseu a dit il faut trouver la voie, vous ne l’avez pas trouvée, pour ça je vais vous couper la tête ! »[1]. Maintenant je pense l’avoir un peu plus trouvée…
Que vous demandait-on de changer dans votre voix ?
Ce qu’on appelle « la voix » dans le milieu, c’est le ton, l’intention, cette façon que les journalistes ont de parler à la télé. Les journalistes les plus âgés – y compris certaines femmes – avaient le droit d’avoir une voix particulière. Les jeunes femmes par contre devaient vraiment se couler dans un moule très masculin, caricatural que je trouvais ridicule. Celles qui avaient une bonne voix et qu’on considérait comme les meilleures, avaient juste la voix de tout le monde.
Quand vous vous êtes affranchie de tout ça, comment avez- vous fait pour construire votre voix à vous, avec votre ton, votre rythme et vos intonations ?
D’abord j’aime bien parler. Alors je sens intérieurement que ma voix à moi vient avec la justesse de ce que je dis. Est-ce que je crois à ce que je dis et est-ce vraiment ce que je pense ? Si c’est oui, alors je peux dire que j’ai ma voix à moi. Pour la trouver il a fallu que je passe par l’écriture. Parce que la radio, c’est vraiment un média où on écrit beaucoup.
Et à travers ce travail d’écriture vous trouvez votre voix ?
Oui, je sais qu’elle est là, je sais que c’est ça et que je l’aime bien.
Comment vous sentez-vous écoutée et entendue ?
C’est très lié au sujet que je traite, à l’effet que les paroles des invités ont sur les auditeur.ices. J’ai été très étonnée quand j’ai sorti mon livre du rapport affectif que les gens avaient avec moi. Souvent, les lettres qu’on m’envoie commencent « salut Victoire, je vais te tutoyer, et même si je ne te connais pas et tu ne me connais pas, c’est comme si tu étais l’une de mes meilleures amies car je t’ai beaucoup écoutée et je que j’ai l’impression de te connaître ». Moi je pense que ça vient de ma voix.
Ça serait quoi pour vous ?
Dans ma voix on entend de la sincérité et peu d’affectation. Dans ma vie c’est la ligne que je veux tenir : être très authentique, honnête, mais pas brutale. Donc je fais attention à ma prononciation, j’essaie de ne pas parler comme une Parisienne et de dire ce que je pense. J’essaie d’être posée, bien à l’intérieur de moi et très présente. Je pense que c’est ça que les gens entendent.
Pensez-vous que le podcast soit un média privilégié pour les femmes et les idées féministes en particulier ?
Oui, ça m’est apparu clairement en lisant le livre de la psychologue Carol Guilligan que j’ai interviewée pour son livre Pourquoi le patriarcat persiste. Elle y aborde ce qu’elle appelle la « voix », c’est-à-dire notre voix intérieure qui nous met en lien avec les autres et qui nous permet de développer des relations riches, empathiques et authentiques, parce qu’elle nous rend capables d’exprimer nos besoins, de percevoir nos émotions et de les percevoir chez les autres. De son point de vue, vers l’âge de 5-7 ans les garçons perdent ce contact avec leur voix intérieure : ils comprennent que pour être de bons petits garçons il faut apprendre à faire semblant de pas comprendre ce que disent les autres, et d’arrêter d’exprimer un certain nombre d’émotions, notamment la tristesse, la détresse et le besoin de contact. Chez les filles, ce processus arrive vers 10-11 ans, à un âge où elles font en même temps l’expérience de la révolte contre le patriarcat. Comme c’est à cet âge que la voix des petites filles est la plus authentique, les femmes adultes devraient passer du temps avec elles pour se rappeler ce que c’est d’exprimer avec sa voix authentique sa colère ou son désaccord. Elle dit que l’initiation au patriarcat nous apprend à couper nos liens aux autres pour être de bonnes petites filles et de bons petits garçons, et qu’à ce moment-là on transforme notre voix.
Retrouver notre voix ce serait donc une forme de résistance au patriarcat ?
Oui, et moi je l’entends très littéralement. C’est retrouver sa voix, sa façon de parler sans faire la mignonne, sans faire l’affectée, sans vouloir séduire. Juste en exprimant quelque chose d’authentique. Il y a une histoire qui me parle beaucoup, c’est celle de la petite sirène qui doit perdre sa voix pour gagner l’amour. Je pense moi que le podcast est devenu LE média féministe, parce que c’est un endroit où on peut avoir notre voix, sans être parasitée par des problèmes liés à l’image qu’on demande aux femmes de renvoyer. Pendant mes interviews je ne suis souvent pas maquillée, je n’essaie pas d’avoir l’air jolie, je me fous de mon apparence physique. Et je pense que mon discours est d’autant plus audible qu’il n’est pas parasité par mon image. Il y a pleins d’autres raisons pour lesquelles le podcast est un média féministe : on peut l’écouter en faisant autre chose – les femmes ont moins de temps que les hommes – et parce qu’on y entend des voix de femmes authentiques. Je l’entends chez certaines femmes maintenant, cette voix assez particulière : chez Greta Thumberg, Alexia Ocasio-Cortez la députée américaine, et Adèle Haenel dans l’interview qu’elle donne à Mediapart.
…et Alice Coffin, que j’ai entendue dans l’interview que vous avez fait d’elle. C’est une voix qui s’autorise, qu’on n’a pas l’habitude d’entendre et d’accueillir chez une femme. Pensez-vous que pour un certain nombre d’oreilles ça doit être difficile à entendre ?
Oui, je pense que pour certaines personnes c’est insupportable. Ma façon de parler à moi a aussi souvent été insupportable à entendre pour beaucoup de gens. Binge Audio, c’est la première boite où on ne m’a pas dit que j’étais insupportable. On m’a laissée parler et avoir cette voix.
Que disait-on de votre voix ou de votre façon de parler avant ?
Quand j’étais jeune adulte, et même au lycée, on trouvait que j’avais une façon de parler beaucoup trop assurée. Puis à Sciences Po, on me disait que je n’étais pas assez souriante et que j’avais une façon de parler très péremptoire. Je pense que c’était aussi lié à ce que je disais et c’était sans doute un peu vrai. Mais j’ai toujours pensé que si j’avais été un garçon on ne m’aurait pas dit ça. Quand je m’entends je sais que je peux avoir ce ton qui assène, qui juge, qui casse, qui est condescendant. Ça vient d’un manque de confiance, d’un truc étrange, d’une configuration psychologique sur laquelle j’essaie de travailler, tout en gardant ce qui est bon là-dedans, en mettant plus de présence, de douceur, de justesse. Sans perdre la force.
Donc là, ça veut dire que vous êtes dans une période de votre vie où on a arrêté de vous reprocher votre voix ?
Oui et c’est un grand plaisir pour moi. Maintenant je cherche d’autres choses du coup. Je suis très cérébrale, car pour tout un tas de raisons depuis toute petite ça a été mon moyen de défense. Maintenant je cherche plus l’émotion.
D’où le Cœur sur la table…
C’est ça. Ma quête personnelle, c’est de gagner en couleurs, en ampleur, en subtilité, en nuances. D’exprimer plus de choses avec ma voix hors de mon chemin qui est de dire les choses et d’être la plus honnête possible. Avec le Cœur sur la table, je cherche à aller vers plus d’intimité, de vulnérabilité aussi. Sans perdre le côté cérébral qui me permet d’expliquer calmement les choses. Être plus ample dans les registres.
Si je vous dis juste la voix des femmes, ça vous évoque quoi ?
Un cœur. Ça m’émerveille tant de diversité, de personnalités, d’expériences qui passent dans les voix. J’adore les voix de mes grands-mères, j’écoute beaucoup de chanteuses comme je lis beaucoup d’autrices. Les choses qui m’émeuvent le plus sont dites par des femmes…
Avez-vous l’impression que c’est assez neuf que des femmes puissent s’autoriser à faire entendre leur voix et qu’on entende de plus en plus de voix de femmes qui sortent de l’ordinaire ?
En tout cas dans la sphère médiatique et artistique oui. Bien sûr avant on entendait aussi la voix des femmes, comme celle de Simone de Beauvoir qui me donne des frissons. Mais la question nouvelle qui se pose aujourd’hui est : où peut-on les entendre ? Est-ce qu’on les laisse parler, qu’on leur coupe la parole ? Maintenant il existe des espaces où les femmes peuvent parler longtemps et où on les écoute. Le podcast de Charlotte Bienaimée[2] est merveilleux pour ça, on n’y entend que des voix de femmes, et des femmes de milieu social et d’âge différent. C’est pour ça que j’écoute ses podcasts, pour entendre d’autres voix de femmes, d’autres expériences. C’est aussi ce que notre époque nous permet.
Si on entend davantage dans les médias des voix multiples, ça veut dire que les femmes vont se reconnaître dans d’autres modèles de voix et s’autoriser elles aussi à utiliser leur voix autrement ?
C’est ça, cette façon de parler plus déterminée, plus assumée, qui fait des blagues, ça nous montre les unes aux autres d’autres chemins pour nos voix et nos façons de parler.
Ça veut dire quoi pour vous se faire entendre avec une voix de femme ? Est-ce que ça implique quelque chose de particulier par rapport à une voix d’homme ?
J’essaie de prendre en compte les stéréotypes sexistes qui nous habitent tous-tes par rapport aux voix d’hommes et de femmes. Par exemple dans ma voix à moi, j’entends aussi qu’il y a des choses désagréables à entendre. En tant que journaliste mon but n’est pas d’être désagréable, sinon les gens ne m’écouteraient pas. Or la façon la plus évidente de pas l’être quand on est une femme c’est d’avoir une voix douce et séductrice, ce que je ne veux pas. J’essaie donc de trouver un juste milieu avec ce qu’on appelait dans ma famille les voix de poissonnières. On me reprochait à l’époque de parler comme un chartrier. Du coup les marges sont plus étroites…
Vous voulez dire que les possibilités sont plus limitées pour une femme ?
Oui, c’est sûr. Maintenant certaines voix de femmes à la radio me paraissent insupportables. Par exemple j’ai du mal avec les voix qui susurrent. Également avec la tendance LSD de la voix un peu enfantine, façon nouvelle vague, classe et mystérieuse à la fois, toujours fragile. Ce jeu-là, j’ai l’impression qu’il correspond à une attitude corporelle : se couler, ne pas trop minauder parce qu’on est classe, mais rester quand même un peu fragile…
Pensez-vous que pour les femmes la voix soit une construction ? Je veux dire que les femmes ont cette obligation de construire leur voix pour être entendues en tant que femme ?
Les femmes sont dans une société patriarcale des êtres de relations. Elles sont obligées de se penser par rapport aux autres. Cela joue sur nos corps, et sur nos voix. Je n’ai jamais rencontré la conscience corporelle des femmes chez un homme, jamais. Ils n’ont souvent aucune idée de ce à quoi leur corps ressemble, alors que les filles, elles, sont sans cesse scrutées de l’extérieur, elles se connaissent par cœur, et construisent leur voix en réponse à la façon dont elles sont perçues par les autres.
Comment on sort de ce système-là ?
Pour moi l’idéal c’est de rester ancrée dans son corps, tout en ne perdant pas la conscience de la relation. Être assez forte pour ressentir les deux. A l’inverse certains hommes ont une façon de prendre la parole sans prendre les autres en considération Leur problème c’est qu’ils ne sont pas en relation : ils parlent trop fort et coupent la parole, ils s’écoutent parler ou ne disent rien d’intéressant. Au contraire, ces nouvelles voix montrent pour moi des femmes qui ont conscience des autres, tout en disant ce qu’elles ont à dire. Sans se demander sans arrêt si elles sont séduisantes ou si ce qu’elles racontent plaît, est intéressant.
A votre avis, si les femmes sont moins écoutées que les hommes, est-ce aussi à cause de leur voix ?
Je pense que de toute façon on n’écoute pas les femmes. On reconnaît une voix comme féminine, donc on ne l’écoute pas. C’est juste ça. Tout comme on n’écoute pas les enfants ou les gens des classes populaires. Dans la voix, c’est ça qu’on entend. Mais en même temps, il faut que les femmes puissent parler et dire vraiment ce qu’elles ont à dire pour qu’on commence à les écouter …
[1] « Lao-Tseu l’a dit, il faut trouver la voie !… Moi je l’ai trouvée !… C’est très simple : je vais vous couper la tête !… Alors vous aussi vous connaîtrez la vérité !… » in Hergé, Le Lotus bleu, 1946.
[2] Charlotte Bienaimée, Un Podcast à soi. C’est en référence à ce podcast que Victoire Tuaillon m’a suggéré le titre de mon livre.