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Typhaine D, une voix à la Féminine

Typhaine D, une voix à la Féminine

Ecouter la voix de Typhaine D c’est tout à coup entendre la voix des femmes. C’est se laisser emporter par sa palette expressive et son infinie liberté, et se surprendre à respirer plus grand, plus large, plus loin. On entend dans cette voix la joie que l’audace et la confiance en soi lui inspirent. Typhaine D est la « gyniale » créatrice de la Féminine universelle, cette langue qui s’autorise à faire entendre le féminin, partout où le masculin l’emporte dans notre langue depuis presque trois siècles. Comédienne, autrice, formatrice, elle ne se contente pas de transmettre ses convictions féministes : elle réveille et inspire la conscience des femmes, avec passion, insolence et gourmandise…

Pour accéder au site de Typhaine D c’est ici

 

Comment cette idée de la « Féminine universelle » vous est-elle venue ?

Je peux parler à la Féminine ?

Au contraire !

Parce que je suis bilingue, et je ne veux jamais trop choquer. Je ne veux pas non plus que les femmes n’osent plus parler parce qu’elles n’arrivent pas à parler la Féminine. C’est pas du tout une obligationne, c’est une propositionne. Je me souviens de cette leçon de grammaire, en CE1, où l’instit a dit : « le masculin l’emporte sur le féminin ». Je me souviens de ce silence dans la classe, des garçons qui ont rigolé, de quelques copines qui ont baissé la tête, ont rougi, ont eu un rire nerveux. J’ai dit que c’était injuste et j’ai demandé pourquoi. Et l’instit m’a répondu : « parce que c’est comme ça ! », ce qui a fait rire encore plus des garçons. Moi ça ne m’a pas convaincu. Et donc là, je me suis vraiment senti trahie parce que déjà à l’époque, j’aimais énormémente la langue. J’avais déjà compris que ça allait être ça mon vecteur d’expression, ma force.

Et alors, comment vous êtes-vous emparée de la langue ?

En 2012, alors que j’étais déjà militante féministe depuis quelques années, j’ai souhaité retravailler l’imaginaire commun des contes pour remettre ces histoires à l’endroite. Au lieu de la propagande misogyne qu’ils contiennent j’ai voulu donner des pistes de compréhension des systèmes d’oppression, des mécanismes des violences et de leurs conséquences, de soins, de rire et puis d’émancipation via les luttes collectives et la sororité. Au moment où je commence à écrire, évidemmente, je me heurte à la première phrase des contes, voire aux premiers mots des contes. J’ai un sacré problème de page blanche avec ce « il » qui se dresse entre ma démarche et moi. Et je me dis mais qui est ce type ? Parce que c’est une fois qu’elle était. Mais je me dis mais ça n’est pas possible. Donc j’écris : « elle était une fois ». Parce que je ne peux pas construire un texte féministe avec une langue qui détruit le propos en infériorisant les femmes en permanence dans ses règles, ses mots et sa structure. Et en écrivante « Elle était une fois », c’est comme si je commençais à tirer un des fils de cette immense toile d’araignée de la langue qui structure la pensée et donc qui entraîne les actions. Et après « elle était une fois », effectivemente, dans « rendre hommage aux femmes », il y a quelque chose qui me choque ; donc j’écris : « fammage ». Je veux écrire une note de bas de page pour rendre à César ce qui est à César et là … ah ! Donc j’écris rendre à Cléopâtre ce qui est à Cléopâtre. Et au fur et à mesure, ça grandit, ça prend de plus en plus de place, je commence à prendre des libertés avec les participes passés. Il y a par exemple la phrase « j’ai résisté » et là, je me dis « résisté », non, ça m’emmerde ! Et j’écris « j’ai résistée », parce que c’est trop importante de faire exister la personnage là-dedans. Et justement, je dis la personnage et pas le personnage, parce que c’est absurde. Et ça grandit, jusqu’à devenir Contes à rebours, un spectacle qui tourne un peu partout depuis 2012, et un livre. Je voulais aussi que dans le livre, on puisse tout de suite voir apparaître la peplace des femmes. Alors j’ai commencé à rajouter des « e » à moie, toie, noues, voues, un petit peu en tremblante au début. C’est difficile parce que c’est très tabou, c’est très interdite. Et puis, en commençant à jouer, je me rend compte que tout le monde comprend. Qu’en fait, je peux toujours aller plus loine. Évidemment, ça a grandi avec les années, et aussi grâce aux femmes qui me disaient : « oh c’est génial ! Mais pourquoi tu dis pas que tu vas bienne ?». Oh mais t’as raison ! Allez zou !

Et alors, qu’est-ce que ça changé pour vous de parler la Féminine universelle ?

Ce que ça m’a fait d’abord, c’est que ça m’a redressée. Ça ouvre une porte qui permet d’un coup d’exister dans nos propres pensées et ça, c’est essentielle pour l’estime de soie. Ça nous redonne une place qu’on nous a enlevée. C’est vraimente mon expérience, la mienne, et puis celle des femmes que j’ai vu essayer. Pour penser nos propres intérêts, pour penser notre émancipation, penser la sororité, on a besoin de ces mots-là.

Comment avez-vous trouvé de la reconnaissance et de la légitimité dans cette démarche créative ?

Grâce à des rencontres qui ont été essentielles. D’abord celle d’Aurore Evain, une autrice, chercheuse et dramaturge qui nous a rendu le mot « autrice ». Alors qu’elle faisait des recherches sur l’apparition du mot « actrice » au XVIIème siècle, elle tombe sur des registres de la Comédie Française sur lesquels elle voit plusieurs fois écrite « payé à compte d’autrice », ou « pour les autrices du répertoire de la Comédie Française ». Elle se rend compte du nombre d’autrices dramaturges sous l’ancien Régime qui avaient à l’époque plus de succès que les Molière, Corneille et consorts. Et puis elle se rend compte que le mot « actrice » apparaît au moment où le mot « autrice » disparaît. C’est à dire qu’une femme avait le droit d’être muse sur scène, d’amuser, mais plus d’être créatrice. Récréative mais pas créative. Et elle se rend compte qu’autrice qui a existée en même temps qu’auteur depuis des siècles est précisément le mot qui la désigne et qui lui a manqué toute sa vie. Parce que le mot « auteure » est un néologisme toléré par l’Académie Française simplement parce qu’à l’oral il ne nous fait pas exister. Ça reste quand même le territoire des hommes dans lequel on est illégitimes et dérisoires. Le mécanisme de la propagande masculine à l’intérieur de la langue, c’est d’intégrer dans chaque parole donc dans chacune de nos pensées, larvée, banalisée, l’infériorité des femmes et la supériorité des hommes contre elles. C’est quand même une gigantesque arme de destruction massive de l’émancipation féminine.

Et alors, qu’est-ce que ça vous a fait de découvrir ce mot ?

Quand je l’ai rencontrée, j’ai eu tout de suite un déclic, les larmes aux yeux, et je me dis : « mais c’est moi ! Je suis ça ! J’ai besoin de ça pour être légitime ! ». Et puis Aurore Evain nous rend aussi le mot « matrimoine ». Un mot qui a toujours existé également et qu’on a fait disparaître des dictionnaires, à l’exception des actes notariés. La découverte de tous ces mots me légitime à aller encore plus loine. Parce que du coup, je me rends compte que je ne suis pas en train d’inventer des mots, que pour ce qui est des métiers à hautes fonctions, ça a vraimente existée. Grâce à Aurore Evain, j’ai rencontré Éliane Viennot, qui elle-même a mis deux ans à adopter le mot « autrice » pour elle-même, tellement c’est difficile de changer sa façon de s’exprimer. Eliane s’est penchée sur cette histoire de la masculinisation de la langue sous Richelieu et sur cette règle du masculin qui l’emporte qui vient tout bouleverser. Et là, c’est devenue pour moi une autoroute d’autorisation ! En plus, elle m’a donné un certain nombre de connaissances que j’ai intégré à la féminine universelle. Par exemple, si Simone de Beauvoir avait écrite avant la créationne de l’Académie française, elle aurait écrite : « On ne naît pas femme, on la devient ». Ce qui serait logique, évidemment. Ça, c’est une des règles que je remets dans la féminine, mais qui en fait est une règle française. Et puis je continue comme ça. Par exemple dans « je vais lui dire », le lui masculin a remplacé l’usage du « li » au féminin : « Je vais li dire ». Ça aussi je l’ai intégré.

Est-ce qu’en tant qu’artiste vous vous autorisez à aller encore plus loin ?

Oui, j’ai une espèce de joker, qui me permet de faire un peu ce que je veux avec mes cheveux. C’est pour ça qu’on aime biene faire des conférences toutes les deux avec Eliane, parce qu’entre sa connaissance et ma féminine, on se dit : « oui c’est quand même le minimum, l’inclusif ». Elle nourrit mon travail, et moi je rends entendable le sien. Pour faire tomber les réticences, c’est quand même pas mal. Quand je dis par exemple « absolumente », en réalité c’est comme ça que s’exprimait Madame de Sévigné. Parce qu’à l’époque déjà, on prononce ce qu’on a appelé les lettres muettes. Mais en plus, -mente veut dire « à la manière de », donc c’est féminine, comme la gente. Il faut bien comprendre qu’avant le XVIIème, l’orthographe n’existe pas. Molière ou Madame de Sévigné peuvent écrire 4 fois le même mot sur la même page de 4 manières différentes, parce qu’ils écrivent en phonétique. C’est quand même extrêmemente intéressante de se concentrer sur le fond et non sur la forme. On a donc décidé de mettre en place des règles d’orthographe complètement absurdes pour pouvoir distinguer les hommes de lettres des pauvres d’esprits et des simples femmes – comme ils le disent dans la création de l’Académie Française –. Les seuls à avoir le temps d’apprendre ces règles iniques, aléatoires et volontairement hyper compliquées, ce sont les nobles qui n’ont rien à faire. Il faut arrêter ça, la phonétique, ça marche très bien. Comprendre tout ça m’a autorisé à aller encore plus loine dans mon écriture et m’a ouvert des horizones de créativité en matière de rimes, de sonorités, de résonances. C’est comme si l’écriture était une peinture et qu’elle permettait d’utiliser de nouvelles couleurs sur la palette. En plus c’est extraordinairemente compréhensible. Passée la première surprise, on comprend quand même et après c’est parti…

C’est très intéressant de se rendre compte que notre langue n’est pas neutre comme on peut l’imaginer, mais que c’est bien une langue qui a été masculinisée. Qu’est-ce ça vous fait à vous quand vous repassez au masculin ? C’est comme si vous vous ré-enfermiez ?

C’est une bonne questione. Comme je suis comédienne et que je chante, j’entends beaucoup ma voix, ses sonorités, sa musique. Dans mon corps, je dirais que ça me carapassonne. Le mot n’existe pas je crois ! En tout cas ça me conduit à rentrer mes épaules un peu en dedans. D’un coup je passe en mode stratégie, en mode protectionne. Par exemple lorsque je donne des formations sur les violences sexistes et sexuelles et la promotion de l’égalité dans le monde du travail, je veux être sûre de faire passer le fond sans que la forme empêche de m’écouter ou que ça provoque des débats hors de propos.

Qu’est-ce que ça change pour vous dans votre voix ? Est-ce que vous changez de voix quand vous changez de langue ?

C’est intéressante parce que je n’y ai jamais pensée. C’est vrai que sans l’avoir jamais travaillée, ces dernières années, je me sens beaucoup plus à l’aise. Peut-être que ma voix s’est déposée, qu’elle s’est apaisée,  parce qu’elle a moins besoin de se battre et de s’époumoner. Je sais que j’ai plusieurs voix qui me surprennent et j’aime beaucoup ça. Avec cette voix-là, je peux jouer davantage dans ma pratique artistique mais aussi comme coache et formatrice. A côté du sentiment de légitimité qui s’accroit avec les années et l’expérience, il y a suremente aussi la pratique de la langue qui me permet de me sentir plus détendue, plus posée en moi-même.

Et qu’est-ce que ça déclenche autour de vous lorsque vous parlez cette langue ?

Ça m’arrive assez souvent d’être la seule ou une des seules à parler la féminine et je me rends bien compte que c’est une subversione. Je prends la température justemente, j’explique avant d’y aller totalemente. Souvente, je l’explique pour la rendre accessible aux femmes. Je vois que même dans l’écoute, ça entraîne une gymnastique cérébrale qui est intéressante à voir : chez les personnes qui écoutent, il y a comme truc qui se passe dans le corps et qui se plie. Dans l’un de mes spectacles, La Périle mortelle, en plus de la féminine, j’emmène toute la public, toute la monde en matriarcat. On est dans une société où les femmes dominent les hommes depuis la nuite des temps. Et je vois des personnes qui disent : « ah oui ! Ah bah oui ! ». C’est hyper rigolote.

Est-ce que ça veut dire que vous vous adressez essentiellement aux femmes ?

C’est-à-dire que parfois, je joue mes spectacles uniquemente pour des publics féminines. Ça m’arrive notammente quand ce sont des publics de femmes survivantes de violences masculines, et là c’est vraimente importante pour leur écoute qu’il n’y ait pas d’hommes présentes parce qu’elles ne sont pas libres de la même façon. En revanche, la plupart du temps, je joue devant un public mixte. Mais lorsque j’écris ou que je joue, j’ai besoin de parler pour nous, d’écrire pour nous. C’est Fanny Raoul, une grande penseuse de notre matrimoine malheureusement très peu connue, qui écrivait en 1801 dans sa manifeste féministe, L’Opinion d’une femme sur les femmes : « c’est pour les femmes seules que j’écris ». Effectivement, je ne m’occupe pas des hommes adultes. Si je commence à penser à eux et à leurs vexations, je n’écris plus riene.

Et vous recevez quel type de réactions ?

Que ce soit les femmes ou les hommes, c’est assez variable selon les individus et les contextes. L’expérience d’Aurore Evain est en ce sens très intéressante. Elle explique que les premières fois où elle a utilisé le mot autrice en public, les réactions allaient de la surprise plutôt négative à l’agressivité. Elle raconte qu’elle n’arrivait pas à terminer ses conférences sans extinction de voix, tellement ce qu’elle disait était subversif et que ça lui coûtait de le dire. Dans un texte magnifique elle écrit qu’avec l’habitude, la légitimité s’est ancrée en elle comme un vécu physiologique, et elle explique que depuis metoo nous sommes énormémentes à nous être approprié le mot légitime, et que maintenant c’est doux comme du miel.

Je me pose vraiment la question : qu’est-ce-qui, chez une femme, reconstitue la possibilité d’être soi à travers sa voix ? Est-ce que c’est de conquérir les mots ou est-ce que c’est de reconquérir sa voix ?

C’est un peu des deux. Dans mes formations, j’ai déjà proposé cet exercice à un groupe de femmes d’improviser une réunion mixte de travail. La moitié des femmes jouent les femmes, la moitié les hommes, et puis après on inverse. Ce qui est vraiment extraordinaire c’est que celles qui font les hommes s’ancrent différemente, se partagent le regard entre elles et créent tout de suite de la connivence entre elles ; elles s’autorisent à dire n’importe quoi et que ça paraisse génial. Elles voient qu’elles peuvent prendre le pouvoir, même quand c’est pour de faux que je les investis du pouvoir patriarcal. Et souvente elles me disent : « Je ne savais pas que je pouvais parler aussi fort ». C’est dingue !

Vous diriez qu’elles découvrent une forme d’autorisation ?

Oui, tout à coup elles sont autorisées à occuper l’espace sonore. C’est cette autorisation-là qui fait défaut parce que pour une femme c’est interdite, et que si elle le fait, les représailles sont énormes. Moi, je préfère parler de censure que d’autocensure. Je trouve ça très culpabilisante de dire aux femmes qu’elles s’autocensurent. Elles s’auto rien du tout. Les censures et les représailles, elles viennent de l’extérieur. Moi qui parle forte avec très peu de difficulté, je vois, un peu comme Aurore, que moins j’ai de soucis en termes de légitimité, plus ça passe. Je me rends compte quand même que je tends un miroir qui peut être douloureux pour certaines femmes qui ne se sentent pas légitimes. Dans leur corps je vais sentir une sorte de tension. Elles vont me suggérer de prendre moins d’espace « parce qu’on n’a pas le droit et que moi je ne me l’autorise pas ». Et tout le monde va se mettre à niveau. Comme c’est très inconsciente, je comprends et je suis très douce avec ces réactions-là.

Et les hommes, est-ce qu’ils vous font des retours sur votre voix ? Ou sur votre façon de vous exprimer ?

Oui, au-delà de la Féminine, même quand je parle en inclusive, donc au masculin, beaucoup d’hommes sont très décontenancés et ont des réflexions à la vieux gars mascouilliniste : « non mais elle est folle ! » ou « elle est anti-mecs ». D’autres hommes sont impressionnés de voir pour la première fois une femme prendre cette espace sonore et corporelle. Parce que cette parole elle s’accompagne d’un souffle, d’une voix et d’un plaisir aussi qu’on prend à se savoir légitime. Or très vite l’admiration se transforme en rapport de séduction et dans sa suite logique en sexualisation : dire elle est brillante, donc c’est sexy, c’est une manière de me remettre à ma petite place de femme, en objet appropriable sexuellement, et de me retirer mon pouvoir. Ça, ça me rend dingue car ça nous éloigne complètement de l’objectif de départ.

Est-ce que vous recevez aussi ce type de réactions de la part des médias ?

Enormémente. Y compris des hommes que je ne connais pas. A chaque fois que les mascouillinistes lancent des campagnes de cyberharcèlement contre moi, ils attaquent principalement la question de la langue. Quand Closer avait fait un gros article, c’était pour dire que la Féminine était vraiment insupportable. L’auteur de l’article s’était amusé à recopier à partir d’une vidéa, toutes mes façons de parler et en déduisait qu’il fallait m’enfermer dans un hôpital psychiatrique. Une femme soutienne de Zemmour a fait une chronique sur Sud Radio qui essayait de toutes ses forces de me ridiculiser. C’est au cœur de nos pensées : qu’est ce qui est juste ? Qu’est ce qui est injuste ? Qu’est ce qui est normal ? Qu’est ce qui est anormal ? La langue, c’est une énorme institutione qu’il ne faut surtout pas toucher.

Est-ce que les réactions que vous recevez peuvent vous déstabiliser et vous fragiliser ?

La réalité des féministe, ce sont les menaces de meurtre ou de viol, voire les féminicides. Et ce qui peut me faire peur, oui, c’est qu’ils parviennent à trouver mon vrai nom de famille, mon adresse, qu’il s’en prenne à mes chiens, ou qu’ils cherchent à venir m’intimider. C’est quand même ultra flippante. Alors évidemmente, être féministe et la dire, c’est une prise de risque. En revanche, c’est aussi être féministe que de penser sa sécurité et de ne pas s’engager dans des conduites à risque. Pour l’instant, ça ne m’empêche pas de parler. A la fois parce que je ne cherche pas à les convaincre et que je ne suis pas surprise que ça provoque ce genre de réactions. C’est même une preuve que je suis en train de faire de la féminisme. Dans un système d’oppression, si l’oppresseur kiffe, c’est que ça ne vient pas le remettre en questione dans ses comportements. C’est évidente. Donc du coup, je suis quand même assez à l’aise avec ça et je continue de parler parce que je sais qu’il y a des endroits où parler c’est mortel de manière encore plus systématique et concrète, comme en Afghanistan par exemple.

Est-ce que le fait d’être une artiste et de monter sur scène vous offre un cadre qui vous permet d’une certaine façon de vous protéger ?

Oui, parce qu’on sent qu’il y a une énorme charge militante et politique. Je suis un peu la folle de la reine, c’est-à-dire la trublionne. Donc j’ai plus de latitude pour dire. Et donc c’est aussi pour ça qu’après en avoir fait partie pendant des années, je suis sortie des organisationes associationes féinistes, même si je reste sympathisante. Parce que je veux garder cette liberté de parole, et que c’est ce qui me permet de survivre : une peintresse choisit ses couleurs, une grande cheffesse en cuisine choisit ses saveurs, et moi je choisis mon vocabulaire.

Ça n’enlève absolument pas la subversion, mais ça permet l’écoute.

Exactemente. Ça permet de désamorcer certains blocages à la compréhensione. Pour autant, ça n’empêche pas les réactions, y compris de femmes qui se mettent à défendre les hommes. Par exemple, hier j’étais invitée d’une émission de télévision. Et une femme a commencé à dire que j’étais méchante envers les hommes, que des hommes il y en avait des biens, et de tellement tendres et sensibles. Alors que je n’avais absolumente pas parlé d’individus, j’avais seulemente donné des chiffres sur la réalité des violences. C’est monté toute seule : l’oppresseur qui l’a colonisée à l’intérieur d’elle a parlé à sa place, et cet oppresseur-là précisemente n’a aucune empathie pour les féministes et veut qu’elles disparaissent. C’est le momente où elles oublient que je suis une femme. Et dans un système de colonisation patriarcale, c’est d’autant plus difficile de faire la différence entre ce qui est leur voix et ce qui est des petites voix qui viennent leur dire « mais tu sers à rien, t’y arriveras jamais, t’es illégitime ». C’est d’autant plus difficile de faire la différenciation. C’est pour ça que je ne lui en ai pas voulu. La sororité, c’est bien une acte citoyenne pour ne pas s’acharner les unes sur les autres ni se mettre en danger, parce que ça ne bénéficie qu’aux oppresseurs. Juste à ce moment-là, il faut décélérer, changer de trottoir, et puis c’est tout.

Que pensez-vous de l’usage du neutre pour désigner les êtres humains ? Est-ce que pour vous ça serait un progrès ?

Il y a deux niveaux dans l’usage du neutre dans la langue : ceux qui veulent neutraliser pour mieux imposer le masculin ; et ceux qui veulent créer un neutre sous prétexte d’aller encore plus loin dans la déconstruction du masculin. Aux deux, je réponds que c’est une immense arnaque. Du côté de ceux qui veulent garder le masculin, ça se sent que l’homme, la couille magique, doit représenter l’universel. Du côté des personnes qui prétendent créer une neutre, soit c’est inutile, soit a minima, c’est très prématuré. Le iel est très utile si on parle de femmes et d’hommes dans une salle, et on dit « iel veulent du café ». Mais si on dit iel pour le genre humain, instantanémente, dans nos têtes configurées patriarcalemente, on va entendre « les hommes ». C’est encore ne pas nous voir. Parce qu’en patriarcat, le neutre est masculin et le masculin est neutre. Ça joue dans les deux sens. Donc d’aborde, on fait sur-exister les femmes, à commencer par la langue. Et on fait exactemente l’inverse de ce qu’ a fait le patriarcat, c’est-à-dire on visibilise les femmes à fond. Mais partoute. Dans les médias, dans les cultures, on raconte d’autres histoires, etc. Et on les laisse porter la voix et porter leurs voix, donc leurs récits, leurs ressentis, leur façon d’être au monde. Et là, tout le monde comprend, y compris les hommes, qu’elles existent tout autant qu’eux et qu’elles méritent les mêmes égards. Et ça, c’est l’urgence.

Ce qui me semble très présent dans la Féminine et dans votre façon de la défendre, c’est que la joie est très présente. C’est important pour vous de passer par le rire ?

Dans mes spectacles, il y a pleines de moments où on rit, ça commence par ça notammente. Et puis comme on a ri avant, on arrive à entendre. Et au moment où on ne peut plus entendre, on rit à nouvelle, et on repart. Ça fait sentir les choses physiologiquemente et ça montre qu’une résilience est possible. Et c’est ça que je veux pour les héroïnes fictives dont je raconte l’histoire.

Dans votre voix aussi, indépendamment des mots, c’est comme si vous transportiez un soleil. Avez-vous conscience de ce que vous produisez avec votre voix ?

Je pense que ça a à avoir avec l’amour propre. Je ne sais pas par quel miracle, mais j’ai toujours su que j’avais beaucoup de valeur, que j’étais brillante, même si j’ai aussi plein de défauts. Du coup quand on me fait un reproche, j’arrive à le regarder en face sans que ça me détruise. Ça ne me met jamais par terre. D’ailleurs je pense que la joie est verrouillée sur l’amour propre. Souvente on me demande « et tes amours ? », et je réponds que je suis très heureuse en amour propre. Au cœur de ça, il y a cette gymnastique intellectuelle qui fait sentir que la cervelle marche biene.

Quand vous parlez, on perçoit que vous vous entendez et que votre voix répond à l’écoute que vous en avez…

C’est du plaisir d’entendre ma voix, de sentir comment elle sort, comment elle est biene placée, comment elle vient chercher les différentes manières de dire avec justesse. J’aime travailler ça. C’est vraimente de la musique, c’est merveilleuse ! Ça me fait plaisir d’entendre la pensée se dérouler à travers ma voix…

 

 

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