Najat Vallaud-Belkacem, une voix dans l’hémicycle
La voix de Najat Vallaud-Belkacem peut être tantôt ardente et passionnée, tantôt calme et posée. Toujours elle y fait entendre le sourire et une sorte d’énergie qui sait entraîner les autres. Tour à tour porte-parole du gouvernement, ministre des Droits des femmes, de la Ville, puis de l’Education nationale, Najat Vallaud-Belkacem est aujourd’hui conseillère régionale et présidente pour la France de l’ONG One qui se bat contre l’extrême pauvreté dans le monde. Elle m’a partagé avec tout son franc parlé, combien encore aujourd’hui, la parole comme l’action des femmes politiques recevaient un éclairage différent de celles de leurs homologues masculins.
Pour écouter la voix de Najat Vallaud-Belkacem c’est ici
Avez-vous conscience d’utiliser votre voix dans vos prises de parole ? Autrement dit, est-ce un levier sur lequel vous jouez, un instrument que vous utilisez et que vous modifiez en fonction de vos besoins ou des situations que vous rencontrez ?
La première chose à dire – nous sommes très nombreux dans ce cas-là et surtout très nombreuses – c’est que je déteste ma propre voix et ça m’est insupportable de me réécouter ! Si j’essaie d’améliorer quelque chose, c’est moins la voix que les intonations, les tics de langage, les répétitions. Il se trouve que bien que ne me sentant pas toujours à l’aise avec, je ne crois pas avoir les problèmes que rencontrent certaines : voix stridente, partant trop dans les aigus, … La mienne est relativement basse, grave, et donc je n’ai pas ressenti le besoin de l’améliorer ou de la contrôler sur ce plan-là.
Vous avez quand même conscience, quand vous prenez la parole, du rôle que joue votre voix ?
La voix c’est quelque chose de très important, et j’en ai pris conscience avant même de me lancer dans l’arène, en assistant à des meeting politiques. C’était fascinant de voir comment certains orateurs arrivaient à jouer avec leur voix, à retenir l’attention du public en baissant son intensité, en ralentissant, puis ensuite en s’enflammant, là où d’autres n’utilisaient pas leur voix, n’y faisaient pas attention et gardaient un ton monocorde sur l’ensemble de leurs propos, ou parlaient trop fort… Donc oui, bien sûr, ça fait très longtemps que je sais que ça fait partie de ce qui s’imprime dans l’oreille des gens… ce qui rassure, intrigue, retient ou pas.
Quand on vous écoute, on entend une voix très posée, fluide, calme. Est-ce que cette maîtrise est pour vous le résultat d’un choix ou le fruit d’un positionnement intérieur ?
C’est intéressant ce que vous dîtes, parce que je ne dirais pas que ma posture intérieure soit apaisée… Je pense que c’est plutôt le reflet d’une forme de… politesse ! Sur le fond, je n’ai jamais cédé à cette pente insupportable du débat public, qui conduit, au motif de chercher à faire le buzz, à être insultant, exagérément clivant, dire des choses qui vont faire sensation, au sens négatif du terme. Je pense au contraire que les responsables politiques doivent à ceux qui les écoutent d’être posés, tant dans la forme que sur le fond, c’est-à-dire d’apporter de la nuance et de ne pas chercher à jouer sur les émotions pour les exploiter. Du coup, ce fond-là imprègne évidemment la forme, et la voix va avec…
Comment faites-vous face à ce que j’appelle les « stratégies de prise de pouvoir par la voix », les personnes qui vous interrompent, qui cherchent à masquer le son de votre voix en parlant plus fort que vous par exemple ?
Bien sûr, cela m’est arrivé. J’ai évolué, on apprend aussi sur le tas. Dans mes jeunes années, il me semble que j’essayais de parler encore plus fort que l’autre, ce qui est toujours très désagréable quand vous êtes une femme et que vous avez un homme face à vous, parce que de toute façon votre timbre de voix ne lui passe pas dessus. Donc ça donne quelque chose d’insupportable pour l’auditeur. J’ai beaucoup écouté les retours qu’on m’a faits. On m’a parfois dit, au début de ma vie politique : « Oh mais je ne supporte plus ces débats politiques à l’écran qui tournent à la guerre civile et où on n’entend plus aucun argument ! ». Du coup, je me suis assez vite reprise sur ce plan-là. Je préfère attendre que la personne finisse son propos pour revenir sur l’interruption très désagréable et mettre les choses au clair. Mais je ne vais pas parler au-dessus de sa voix.
Comment vous sentez-vous écoutée généralement, et en particulier par vos homologues politiques ? Avez-vous le sentiment qu’une femme est moins écoutée ou écoutée différemment d’un homme ?
C’est la fameuse règle des 30% : si les femmes sont en dessous de cette proportion dans un cercle, donc en minorité, soit elles n’inspirent pas d’intérêt particulier pour ce qu’elles ont à dire, soit elles sont regardées pour autre chose que ce qu’elles sont en train de dire. L’attention est attirée par leur tenue par exemple. Il y a toujours un problème quand vous êtes en minorité, parce que vous apparaissez toujours finalement… comme pas vraiment légitimes à être là ! Ce sont des choses qui changent. Je l’ai vu au Conseil des ministres quand on a commencé à adopter la parité autour de la table – en 2012 en France, c’était le premier gouvernement paritaire – le fait d’être 50/50, ça changeait vraiment la donne. Quand elles ne font plus figure d’exception, on ne se demande plus si les femmes sont là par effraction. C’est la raison pour laquelle je crois beaucoup aux quotas et à l’idée d’imposer les femmes par le nombre. Mais je l’ai repéré aussi dans le secteur privé, ça se passait exactement de la même manière dans les comités de direction et les comités exécutifs. Donc ça n’est pas seulement lié à la politique : dans n’importe quel cercle, dès lors que vous êtes en minorité, voire en sur-minorité, malheureusement on ne vous accorde pas franchement de crédit.
Et dans votre expérience à vous, avez-vous senti que, parce que vous étiez une femme et donc dans une situation minoritaire, vous étiez moins écoutée ?
Je pense que ça a dû m’arriver dans mes premiers pas en politique, par exemple lors de réunions de section socialiste. C’est difficile de savoir s’il fallait l’attribuer au fait que j’étais jeune, ou que j’étais femme, ou que j’étais nouvelle… c’est compliqué à démêler. Mais indéniablement on ne vous écoute pas de la même façon et j’ai vécu ça aussi.
Il faut souligner aussi que les femmes attirent à elles une forme particulière d’attention. Par exemple, quand vous êtes à l’Assemblée nationale, dans l’exercice de questions-réponses auquel un ministre doit se plier, les yeux sont bien plus rivés sur vous qu’ils ne le sont sur vos collègues masculins dans le même exercice. Mais cette attention n’est pas de bon aloi, on espère davantage que vous allez trébucher. On peut voir un exemple très récent de ce que je décris là, dans le cadre de la primaire des Verts avec Sandrine Rousseau. C’est très intéressant comme elle attire à elle l’attention des médias, des polémistes en chef, … mais c’est pour mieux la voir trébucher et pouvoir s’en délecter… il y a quelque chose là-dedans qui en dit long sur l’hostilité (plus ou moins) secrète qui continue d’accompagner l’émergence des femmes dans le paysage politique !
Donc vous diriez que les femmes sont plus « attendues au tournant » ?
Clairement oui ! ça ne fait pas de doute. Dans tous les postes ministériels importants, comme l’Éducation que j’ai eu l’honneur et le plaisir d’occuper, mais aussi la Santé ou la Justice, il est naturel que les ministres en responsabilité mènent des réformes, prennent des décisions ; tout aussi naturel qu’ils aient face à eux une opposition qui conteste la réforme qu’ils sont en train de mener ou la décision qu’ils ont prise. Mais ce qui distingue absolument les femmes des hommes dans ces cas-là, c’est le caractère complètement hystérique que va prendre l’opposition en question, la guerre qui va se déclencher autour de la réforme ou de la décision, dès lors que le ministre est une femme, et à laquelle on n’assiste que très rarement quand c’est un homme.
Je peux vous en donner des dizaines d’illustrations, y compris en allant les chercher dans un camp autre que le mien. A l’époque où Roselyne Bachelot est ministre de la santé et qu’elle commande d’innombrables doses de vaccin contre H1N1, la contestation très dure va immédiatement se transformer en « c’est quoi cette folle ? », « c’est une hystérique, elle a ses humeurs… ». Alors que si la même décision avait été prise par un homme, elle aurait peut-être été contestée pendant quelques jours, mais jamais sur ce type d’arguments-là. On aurait tout de suite institutionnalisé la décision, on aurait vu derrière l’homme en fonction, son administration, son ministère, puisque naturellement ces décisions-là ne sont jamais prises par un seul individu. On voit bien notre capacité à institutionaliser les hommes ministres et leurs décisions, tandis que du côté des femmes ministres, c’est comme si en réalité on ne se faisait toujours pas à cette institutionnalisation, on continuait de la leur nier, ce qui revient à leur nier une légitimité à exercer de telles responsabilités tout simplement. On ne voit qu’elles, au sens où on ne voit que l’individu, donc on personnalise les décisions prises et on leur attribue tous les défauts de la terre. Comme on ne vous voit pas comme une ministre mais plutôt comme une femme, c’est donc à la femme que vous êtes qu’on en veut. Tous les mots que les femmes connaissent bien, « hérésie », « hystérique », s’invitent très vite dans le débat…
Elles restent et confirment qu’elles ne sont finalement que des femmes…
Absolument. On croit qu’on les a complètement intégrées à l’espace politique. Mais dans les grands moments polémiques autour des réformes, c’est là que se font jour des comportements qui restent un peu sous les radars et qui en disent long sur le fait qu’on n’a pas tant progressé que ça. Certes les femmes sont présentes en politique, mais en réalité, le sous-entendu c’est : ne la ramenez pas trop !
Ce qui signifie aussi qu’elles n’ont pas le droit à l’erreur. Avez-vous vécu cette pression-là et les fonctions que vous avez occupées vous en ont-elles libérée ?
Je la ressens encore sur moi dans le caractère hystérique des oppositions à des reformes que j’ai pu entreprendre. L’une des conséquences, c’est que le débat est tellement passionné, irrationnel, attaché à l’individu que vous êtes et non pas à votre statut de ministre, que ça dure beaucoup plus longtemps ! Vos opposants deviennent des ennemis à vie qui s’obstinent à vous poursuivre de leurs foudres sur les réseaux sociaux. Prenez par exemple Michel Mercier ou Dominique Perben, tous deux ministres de la Justice, imaginez-vous sérieusement que trois mois après leur départ on aurait encore parlé de l’un ou de l’autre pour lui reprocher telle ou telle réforme ? Non ! Eh bien comparez avec Christiane Taubira ou Rachida Dati, ministres de la Justice. Cette espèce de passion négative qui se déclenche autour de ce que vous faites comme femme ministre ou responsable politique a pour conséquence de marquer les esprits beaucoup plus longtemps…
Le pendant positif néanmoins c’est que lorsque les gens vous apprécient, ils vous apprécient beaucoup plus (sourire) ! Les passions que vous déclenchez ne sont jamais univoques. Et en vérité c’est aussi parce que vous déclenchez des passions particulièrement positives que certains vont vous en vouloir, c’est le revers de la médaille.
Je voulais vous parler de cette phrase très inspirante qui sous-tend One, l’ONG dont vous êtes la Directrice pour la France : « quand une voix s’élève et s’unit à d’autres voix, elle peut faire la différence ». Pensez-vous que c’est ce qui a manqué jusque-là aux femmes : unir leurs voix, pour faire la différence ?
Clairement oui. En tant que ministre en charge des droits des femmes, j’ai beaucoup travaillé sur tous ces sujets-là, et l’une des choses qui m’a le plus frappée, c’est de comprendre de l’intérieur et sur plusieurs sujets à la fois à quel point cette solidarité des femmes qu’on pourrait appeler de nos vœux, n’allait pas de soi. Cela va même au-delà : très souvent, et sur des sujets très divers, les femmes se retrouvent à plaider contre leur propre cause. Donc ça n’est pas seulement qu’elles ne sont pas solidaires de leurs consœurs, c’est qu’elles ont pour beaucoup une forme d’hostilité à l’égard la remise en cause d’un certain nombre de repères finalement assez sécurisants. Et aussi étrange que cela puisse paraître l’inégalité entre les sexes en est un.
Je l’ai vécu à plusieurs reprises en tant que ministre en charge des Droits des Femmes. Par exemple dans l’aventure de la pénalisation du client de la prostitution, des femmes et des prostituées s’opposaient à cette loi qui était faite pour mieux les protéger. Des manifestations étaient organisées pour s’opposer à cette loi, au motif de la liberté des corps, du contrat entre adultes consentants, etc… C’est la première expérience que j’ai faite de cette espèce de contradiction interne. Je pourrais l’illustrer également par la réforme que j’ai engagée sur le congé parental, pour faire en sorte qu’une partie de ce congé soit prise par les hommes. A ma grande surprise, des femmes se sont aussi émues de ce projet de loi et m’ont dit « mais non, pourquoi remettez-vous en cause un cadre social qui nous va bien ? ça nous donne un statut, et en plus vous allez potentiellement nous précariser, parce qu’une partie de l’indemnité ira à l’homme… ». Donc même une réforme qui peut sembler évidente parce qu’elle est favorable aux femmes, n’est pas si évidente que ça à accepter par elles. On en a aussi une illustration au moment de #MeToo avec les voix qui se sont élevées en disant « attention à la société de la délation ! ».
En fait, au-delà de l’espèce de compétition entre femmes qui existe évidemment – c’est le syndrome de l’échelle qu’on fait tomber sitôt qu’on est en haut -, on remarque parfois que tout simplement, les femmes n’adhèrent pas à un projet d’égalité autant que ce qu’on pourrait imaginer. Ce qui est ennuyeux, c’est que les forces conservatrices opposées à l’égalité entre les hommes et les femmes peuvent s’appuyer sur les témoignages de ces femmes, pour dire « mais regardez, les femmes elles-mêmes disent que c’est ce qui leur convient ! ». C’est un immense frein à l’action.
J’ai écouté le premier épisode de votre podcast sur la plateforme One. C’est en quelque sorte une nouvelle aventure pour votre voix…
Je l’ai pensé pour laisser un maximum de temps de parole à l’invité. Je me vis comme une passeuse. C’est ce que je fais également quand j’enseigne : passer aux jeunes générations l’expérience acquise pour leur éviter de faire les erreurs qu’on a pu commettre et les aider à savoir dans quelle direction avancer. Je pense qu’on gagne un temps infiniment précieux à bénéficier de l’expérience de ses prédécesseurs, et ça pour le coup, je n’en ai pas beaucoup bénéficié dans ma vie politique… Cela m’a vraiment frappée ! Y compris au stade où j’en suis aujourd’hui, voudrais-je obtenir un conseil, je ne saurais absolument pas vers qui me tourner … donc moi j’essaie de les fournir aux plus jeunes !
Dans le podcast que j’initie, le sujet est celui de la solidarité internationale et des grands combats qu’on doit mener, dans un monde qui évolue dans le sens d’un repli sur soi, pour convaincre les uns et les autres que nos sorts sont profondément imbriqués. Tout ce combat est un peu orphelin de médias, de porte-voix, et c’est un problème. Donc je me suis dit qu’il fallait s’entraider. Voilà comment cet outil est né. J’espère qu’il trouvera son public !