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Habbibitch, ma voix, ma liberté

Habbibitch, ma voix, ma liberté

Habibitch, je la connais depuis qu’elle est enfant. De la petite fille pleine d’énergie et d’intelligence à la femme accomplie qu’elle est devenue, j’ai pu admirer la ligne claire, déterminée, qui dessinait sa trace, sans compromis. Habibitch est aujourd’hui danseuse professionnelle de voguing et de waacking. Sa pratique artistique, elle en a fait l’espace d’expression de son activisme queer féministe décoloniale. C’est dire qu’elle a pensé et déconstruit ce qu’être femme signifie, intimement, culturellement et socialement. Sa voix est comme une flèche, sûre d’elle-même et de sa direction. On y entend ce que la non-binarité a libéré des entraves que l’hétérosexualité impose aux femmes, jusque dans leur voix. C’est aussi ce qu’elle m’a expliqué…

Pour découvrir la warm up session d’Habbibitch c’est ici

 

Peux-tu te présenter ?

Je m’appelle Lissia, mais mon nom de scène est Habibitch, après avoir été ArideB. J’ai beaucoup de noms de scène parce qu’il y a aussi beaucoup d’identités qui me traversent.

Est-ce que tu voudrais bien préciser ce que tu entends par identité ?

C’est au travers des identités dans lesquelles j’ai pu me reconnaître et dans lesquelles je me reconnais que j’ai pu trouver des espaces-temps de libération et d’émancipation, de compréhension et de verbalisation des systèmes d’oppression qui m’entouraient et des injustices que j’avais subies sans toujours être capable de les verbaliser. La question de l’identité et des identités est fondamentale dans tout mon travail, que ce soit dans ma pratique artistique ou militante, notamment parce que l’une de mes identités est d’être, à travers la danse, une artiste militante, et que c’est très important pour moi de le visibiliser. Je suis militante queer, intercoloniale, intersectionnelle, féministe. Je pensais que ça n’était plus la peine de dire que j’étais féministe mais en fait si, c’est apparemment toujours important. C’est intéressant de s’intéresser à la terminologie des mots avec lesquels on se définit.

Comment associes-tu pratique artistique et militantisme ?

J’intègre mon militantisme, qui est antérieur à ma pratique artistique, dans cette pratique et réciproquement. C’est en ce sens que je crée une intersection. Je fais référence en cela à l’une des théories féministes qui m’inspire le plus au quotidien : l’intersectionnalité. De la même façon que je ne fais pas de hiérarchie entre ma pratique artistique et ma pratique militante, je n’en fais pas non plus entre les sujets que je confronte dans mon militantisme et dans ma danse : les enjeux féministes, les enjeux queer et les enjeux de race.

Est-ce que ce positionnement a changé ta voix ?

J’ai changé de voix symbolique mais je n’ai pas changé de voix physique. Je pense que j’ai changé ma façon de poser ma voix. Je me sens moins dans la course de parler, de m’exprimer parce que ma construction identitaire et l’importation de ma pratique militante dans ma pratique artistique font que de façon générale je suis beaucoup plus alignée en tant que personne. Du coup, je suis moins dans une course à la légitimité, à la mise en lumière, à la mise en scène, et donc dans une course au discours, ce qui aurait pu être le cas avant. Je pense que ça se traduit par le temps que je prends à dire les choses. Dire, ça n’est pas quelque chose d’abstrait, ça passe par un vecteur concret qui est la voix. Je pense que ça, ça a changé ma voix plutôt dans la rythmique que dans le son. Mais c’est intime. Ça me concerne moi plutôt.

Et qu’est-ce que ça a changé avec les autres ?

Je fais de nombreuses expériences sociologiques dans le concret de la vie. Par exemple, je m’étais rendue compte qu’à certains moments, dans les périodes de vie où je me sentais encore hétérosexuelle ou hétéronormée, je modifiais immédiatement ma façon de parler face à des hommes cis. Ma voix devenait tout d’un coup plus aiguë. Je me sentais comme ça [petit rire aigu gêné], alors que ça n’est ni ma voix ni ma façon de parler. Pour une raison mystérieuse qu’on appelle le « patriarcat », les personnes identifiées femmes à la naissance se construisent comme des personnes affables. Et ça passe beaucoup par la voix.

Est-ce que tu as vu évoluer ta façon d’interagir avec les hommes cis ?

Aujourd’hui, cela m’arrive de travailler avec des hommes cis, et à aucun moment ça n’altère ma voix ou ça ne modifie ma façon de parler. Je suis aussi très attentive maintenant à ce genre de chose car ça fait partie de tout mon travail de déconstruction autour du genre. Je pense que c’est aussi le fait d’être sortie du marché de l’hétérosexualité et de l’injonction à la séduction qui est quand même très forte sur les personnes assignées femmes à la naissance. Même si on n’est pas intéressée par le mec, on se retrouve quand même embarquée dans un processus de séduction parce que c’est comme ça qu’on est construite. D’être sortie de ce marché-là, de ce prisme-là, moi ça me met dans un espace-temps complètement différent.

Comment cela se manifeste aujourd’hui pour toi ?

J’ai atteint maintenant un espace mental de connaissance de moi-même qui a nécessité beaucoup de travail mais qui est beaucoup plus tranquille et beaucoup plus aligné, vraiment. Je n’ai rien à leur prouver. Plus je vieillis et plus les conversations que j’ai autour de moi me font me prendre conscience de leur responsabilité dans ce qui tourne mal dans ce monde. Mais c’est terrible ! On peut appeler ça le patriarcat, mais le patriarcat, il n’existe pas grâce à Jésus, il est incarné par de vraies personnes : les mecs cis ! C’est impératif qu’ils se remettent en question et qu’ils se saisissent de ces questions que nous, personnes minorisées, on essaie de mobiliser depuis des décennies. Moi ça fait 10 ans que je milite, et franchement… it’s no going anywaire, it’s not looking any better !

Comment te sens-tu reçue et entendue ?

Alors il faut dire d’abord que je m’identifie comme personne non binaire et que du coup je ne me genre pas nécessairement au féminin. Peut-être que ça change la façon dont on me reçoit. Même si je m’identifie comme personne non-binaire, je ne nie pas le fait d’être lue comme une meuf. Ma non-binarité est importante pour moi dans mon identité queer parce qu’elle définit mon expression de genre, ma façon de naviguer dans le genre et de le déconstruire. Mais matériellement parlant, quand je sors dans la rue, je suis une meuf. Ça ne changera pas parce que je ne m’inscris pas dans un parcours de transition. Je ne subis donc pas de transphobie. Ce que je subis, c’est du sexisme.

Et pourtant tu ne t’identifies plus à une identité de femme ?

Je m’identifie à certaines parties de l’identité de femme. Mais en fait, j’ai atteint un tel niveau de déconstruction, que pour moi ça ne veut plus rien dire. La non-binarité c’est un peu le seul endroit de respiration de mon identité de genre, parce que je ne veux ni être un mec ni être une meuf. Dans ma tête je suis un adolescent de 15 ans. Et parfois, je suis un enfant de 5 ans ou parfois, je suis une femme de 42 ans… ça n’est pas quelque chose de fixe. Pour moi le genre c’est un jeu, c’est une performance. Que ce soit pour des personnes cis hétéro ou pour des personnes trans, le genre c’est de la performativité. Je ne suis pas la première à le dire et on est beaucoup à le penser de cette manière-là.

En quoi penses-tu que la voix peut révéler les enjeux d’identité dans les communautés queer ?

Je suis entourée de personnes trans binaires ou non binaires qui, en prenant des hormones, voient leur corps et leur voix se modifier. L’enjeu du passing pour les personnes trans c’est de passer pour le genre qu’elles ont choisi, vers lequel elles transitionnent. Mais ce passing-là est extrêmement tributaire de leur voix. Par exemple certaines meufs trans disent que malgré leur passing physique de meuf, dès qu’elles parlent, leur voix trahit leur condition de meuf trans. Quant à certains mecs trans, ils disent qu’il y a un gros basculement de leur passing au moment où leur voix passe pour une voix masculine. Donc la voix est quand même un gros enjeu dans les questions trans ou queer de façon générale.

De ton point de vue, comment pourrait-on éviter que la voix soit un indicateur qui conduise à la discrimination ?

Il faudrait changer la société pour qu’on arrête d’associer un genre à une voix. C’est du décentrage de regard. Et tout ce travail de décentralisation, de déseuropéanisation, de désoccidentalisation, de décentrage, ça fait aussi partie de ma pratique militante. Par exemple, quand on parle des violences sexuelles, on parle toujours des femmes qui subissent ces violences. Mais si 98% des femmes de notre entourage ont subi des violences sexuelles dans leur vie, ça veut bien dire qu’il y a des personnes qui font subir ces violences-là. Or dans la mythographie et l’iconographie médiatique autour de la question des violences sexuelles, on ne parle jamais des personnes qui font subir ces violences parce qu’on parle toujours des dominés. C’est le même processus dans le racisme : on parle toujours des personnes qui subissent le racisme, de celles qui subissent les violences policières, mais jamais de celles qui les font subir. Cette espèce de rhétorique du miroir dont j’ai parlé pour la question de la voix, c’est quelque chose que j’essaie d’appliquer de façon générale : s’il y a des gens qui subissent, c’est qu’il y a des gens qui font subir. Alors c’est qui ? Qui sont ces personnes-là ? J’essaie de renverser la façon dont on voit les choses.

Et de ton côté, comment perçois-tu la voix des personnes queer ?

Les voix dans mes communautés sont assez hors des normes. On y rencontre pas mal de gens qui prennent des hormones, d’autres qui explorent. Et surtout ce sont des communautés de personnes déconstruites qui échappent complètement aux carcans intériorisés par les personnes identifiées femmes à la naissance. Du coup les voix ne sont pas du tout les mêmes. Il y a moins d’empêchement dans la façon de s’exprimer, moins de regard sur soi aussi, moins de recadrage de voix entre soi. Y compris moins de recadrage de soi par soi-même, lorsque par exemple on s’entend parler et qu’on se dit, oulala, là je parle trop aigu ou là je parle trop fort. La puissance du patriarcat se manifeste par une misogynie internalisée chez les femmes et les personnes perçues comme femmes. Elle se traduit par beaucoup d’auto-injonctions.

As-tu repéré une façon d’utiliser la voix dans ces communautés qui tranche par rapport à la voix des femmes hétérosexuelles ?

Dans les communautés queer, j’aurais tendance à dire que les voix sont plus graves et que c’est lié à cette sortie de l’injonction à être une femme hétéronormée. Les voix des gouines par exemple sont toujours plus graves que les voix des meufs hétéros. Pas parce que les gouines naissent avec une tessiture vocale plus grave que les meufs hétéros, mais parce qu’elles sortent des injonctions à la séduction des mecs cis, et que factuellement leur voix descend. Quand on est construite à parler en high happy voice avec les mecs, on n’est pas censée avoir une voix grave en tant que meuf. Pour qu’une femme ait de la crédibilité en entreprise il faut bien sûr qu’elle aggrave sa voix, mais ça ne sera pas le seul critère : il faudra aussi qu’elle porte des talons ou qu’elle soit sapée, qu’elle ait les cheveux longs et lisses et un peu de maquillage mais pas trop, que son look soit professionnel, etc. Chez les gouines, l’aggravation des voix est le résultat d’une déconstruction autour du genre, mais qui n’est pas nécessairement conscientisée autour de la voix. Attention, je parle de moi et des gens qui m’entourent. Quand j’utilise le mot gouine, je parle de l’identité politique dans laquelle je me reconnais. Il y a aussi sans doute des mécanismes de reproduction sociale basique : à force de traîner avec des gouines qui ont une voix grave, ta voix devient grave, sans qu’il n’y ait aucune revendication là-dedans.

Est-ce que tu t’autorises plus de choses avec ta voix maintenant ?

C’est la consistance de mon travail militant et de mon travail sur les scènes artistiques et militantes qui ont assis ma légitimité à prendre la parole. On me donne la parole parce que je l’ai arrachée. C’est malgré mes identités que j’ai eu la parole, ça n’est pas grâce à elles, parce que mes identités c’est une intersection de minorisations et pas un ensemble de privilèges qui m’auraient permis de prendre la parole et d’avoir la voix libre. Lorsqu’on fait partie des identités minorisées, on a des choses à dire, mais la parole on nous ne la donne pas. Ce qu’on me dit beaucoup sur Instagram, c’est que j’ouvre la voie, que ce que je fais, personne ne l’a fait avant et que c’est inspirant. Du coup ça permet à d’autres personnes de prendre la parole, elles aussi de s’affirmer, de se sentir plus alignées et plus légitimes. C’est qu’il y a ce besoin de prise de parole et de prise d’espace. Parler, c’est prendre de l’espace et ne pas s’excuser d’en prendre. Et ne pas être dans un truc du genre, ah pardon, ou désolée, je parle trop fort, je parle trop vite, mon langage est

Dans l’univers queer, est-on plus tolérant avec les voix de façon générale ?

Dans les milieux féministes, queer ou pas, on fait attention à ne pas se juger en général et à se laisser vivre tranquillement, et ça passe aussi par comment on parle. Donc parfois on crie, on hurle et personne ne va faire du tone policing, en te disant d’arrêter de hurler. On crie, on hurle, on explose de rire, on rote, et ça fait partie de ce truc-là de déconstruction : il faut pas parler trop fort, il faut pas rire en public, il faut mettre sa main devant sa bouche quand on rigole, il faut pas roter, … bah en fait, si ! On ouvre notre gueule de façon globale. Cette liberté-là fait même partie pour moi d’une revendication. Quand je suis avec mes paires, avec mes adelphes, je le fais parce que c’est juste moi et qu’on est comme ça. Mais si je quitte ces espaces-temps d’adelphité, ça devient de la revendication de ma part : roter, m’asseoir comme ça, parler fort, faire n’importe quoi si j’ai envie de faire n’importe quoi, ou alors de me taire, de ne pas nécessairement répondre. Et en fait de dire à travers ça : bah oui, on est égalitaires, on est là, on est au même endroit.

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