Michelle Dayan, une voix pour les femmes-sans-voix
Quand j’ai écouté pour la première fois Michelle Dayan dans un débat télévisé, j’ai été touchée par une voix qui mêlait le calme à l’engagement, la maîtrise à la passion. Dans sa bouche, les mots ont un poids et une texture qui forcent l’écoute et stimulent l’intelligence. Michelle Dayan est avocate en droit de la famille. Elle est la co-fondatrice de l’association L4W (Lowers for Women) qui réunit des professionnels du droit dans le monde entier pour apporter leur aide aux femmes victimes de violences. Être la voix de celles qui n’en ont plus tout en leur offrant l’écoute qu’elles peinent à rencontrer, voilà la mission que Michelle Dayan s’est donnée, avec ambition et humilité.
Pourriez-vous me dire quelle est la relation que vous nouez avec votre voix ?
J’ai un rapport très intime à ma voix en particulier et à la voix en général, parce que je pense que c’est ce que qui reste, la voix, quand les gens meurent par exemple. On ne peut pas les voir, on ne peut plus les sentir, on peut avoir des réminiscences de leurs odeurs, mais la seule chose qu’on peut toujours écouter c’est leur voix. La voix essentialise quelqu’un.
A-t-elle évolué au cours de votre parcours professionnel ?
J’ai longtemps eu un rapport à ma voix sans savoir que j’en avais vraiment un. A 25 ans, quand j’étais jeune avocate, ce qui était important pour moi c’était surtout ce que je disais. Je voulais convaincre et l’oralité était un moyen de le faire. Comme j’étais dans l’urgence de convaincre, je parlais très vite, un peu façon mitraillette. Mais je n’avais pas réalisé à quel point la voix comme qu’organe était un instrument de conviction que je pouvais utiliser en tant que tel. Je pensais que ce qui comptait, c’était ce que je disais, ce que je signifiais, ce que j’écrivais, ce que je préparais, la cause que je défendais.
Au fur et à mesure, en écoutant les autres plaider, parler, expliquer, j’ai réalisé qu’au-delà du fait qu’il y a des gens qui sont ennuyeux dans leur façon de raconter, il y a aussi des gens qui sont ennuyeux avec leur voix. Et du coup ça manque de relief, on n’a rien pour s’accrocher, ça glisse et on ne les écoute pas, alors que ce qu’ils disent peut être intéressant. Quelques années après avoir débuté mon exercice et une fois que j’ai eu plus confiance en moi, j’ai commencé à être interpelée par les voix de mes confrères, qui criaient ou qui parlaient très vite. Et j’ai compris que la façon dont on utilisait la voix pouvait permettre d’être entendu et d’être attendu, car lorsqu’on attend… on entend !
La première fois que j’ai eu ce sentiment de puissance, c’est quand j’ai donné des conférences, plus que dans mes plaidoiries où j’étais obnubilée par ce que je plaidais. Au cours de mes premières conférences, j’ai réalisé que je pouvais être une conteuse. La voix devenait alors un instrument et un vecteur de conte. C’était comme un projecteur : c’était assez agréable, on m’écoutait. A partir de ce moment-là, j’ai beaucoup plus utilisé ma voix. Sans artifice. Voilà comment ma voix est venue.
Comment l’écoute que vous recevez influence-t-elle votre voix ?
Je vous donne un exemple. Aujourd’hui j’avais un brunch avec des amies, et on a parlé du consentement. A un moment j’ai parlé plus fort. La fille de mes amis était d’accord avec moi et essayait de donner son point de vue, mais en parlant très doucement. Après on a eu une discussion toutes les deux et elle m’a dit : « tu as entendu, tu as vu comme on ne m’écoute pas ? Comme la voix des femmes n’est pas écoutée ? ». Je lui ai répondu : « c’est très intéressant ce que tu dis, parce que tu as vu qu’à un moment j’ai parlé plus fort pour m’imposer, alors qu’en salle d’audience je ne parle jamais fort ».
Je suis méditerranéenne, ma voix porte naturellement et je parle plutôt fort en général, comme je ne frappe pas je peux crier ! Mais quand je suis dans une salle d’audience, j’ai mon temps de parole et de toute façon le juge est obligé de m’écouter. Du coup je parle assez doucement, mes variations de voix sont très maîtrisées. Alors que dans une conversation où on n’est pas entendue, on est obligée de parler fort.
Pensez-vous que les femmes, dans les différentes fonctions qu’elles occupent, sont écoutées différemment que les hommes ?
Je pense qu’on peut être de façon très consciente, chacun, homme ou femme, dans l’écoute volontariste de l’autre. Mais il y a un inconscient qui fait que quand une femme parle, on l’écoute différemment. Et une femme, parce qu’elle sait qu’elle ne va pas être écoutée, peut être moins juste. Parce qu’elle n’est pas en confiance. Ma grande phrase c’est « libérons la voix, libérons l’écoute ». Je pense que si on croit libérer la parole sans libérer l’écoute, il n’y a pas de parole libérée.
Avez-vous eu vous-même, en tant qu’avocate, le sentiment d’avoir été écoutée différemment de vos confrères parce que vous étiez une femme ?
C’est compliqué de répondre à cette question parce que je travaille en droit de la famille où les femmes sont majoritaires, et je n’ai pas beaucoup d’éléments de comparaison. De temps en temps, je plaide en face d’hommes qui ne sont pas forcément plus écoutés. Mais quand même, lors de négociations où on pouvait être plusieurs autour d’une table, j’ai régulièrement vécu l’expérience où l’homme à côté de moi était plus écouté – notamment par les hommes – même s’il n’avait pas plus de compétences que moi.
J’ai vécu cette situation il n’y a pas longtemps. Il se trouve que l’avocate de la partie adverse était une femme. Elle n’était pas d’accord avec moi, donc on argumentait de façon un peu dure. L’avocat en droit des sociétés a dit : « mesdames, écoutez, arrêtez de vous disputer ! ». Donc quand deux femmes négocient, elles se disputent. Et l’avocate en face a répondu (sans aucune ironie) : « oui, oui ! On va vous écouter, c’est important qu’un homme dise les choses ». Et là je me suis dit que ce n’était pas gagné avec les stéréotypes de genre !
J’ai vu les résultats d’une étude américaine qui montrait que les juges femmes étaient moins écoutées par les avocats. Alors qu’il est interdit à la Cours Suprême d’interrompre un juge quand il prend la parole, cela arrive régulièrement que des avocats hommes interrompent les juges quand ce sont des femmes. C’est encore plus fréquent quand ce sont deux femmes, et encore plus quand elles sont trois. Jamais le cas quand le juge est un homme. Avez-vous déjà assisté à ce type de comportement ?
Non, parce qu’encore une fois, en droit de la famille, j’ai moins cette expérience-là, souvent ce sont deux femmes qui plaident. J’ai 53 ans maintenant, et je me suis un peu imposée. Mais j’ai entendu tellement souvent « ma jeune consœur, ma très jeune consœur », et je ne suis pas sûre qu’on aurait dit « mon jeune confrère » ! J’ai beaucoup entendu : « vous êtes bien mignonne », alors que je ne l’entends plus. Le temps est passé, mon expérience est là et je suis respectée. Mais ça ne veut pas dire que ça n’existe pas. Encore une fois quand on s’énerve, tout de suite on est taxé d’hystérique, alors que si c’est un homme qui s’énerve, il est en colère. J’ai une consœur qui me racontait qu’elle plaidait contre un homme qui avait beaucoup de coffre et qu’elle avait été obligée de monter dans les tours alors qu’il lui coupait la parole tout le temps. Il lui avait alors demandé d’arrêter de crier, ce à quoi elle a répondu qu’elle ne criait pas, qu’elle essayait juste de parler ! Donc oui, il existe une inégalité vocale organique, mais en réalité elle est dépassable.
Quels retours vous fait-on sur votre voix ?
Un jour j’ai reçu un très joli compliment de l’une de mes clientes, une très grande pianiste pour laquelle j’ai plaidé il y a quelques années. En sortant de la salle d’audience elle m’a dit : « quelque que soit le résultat, vous plaidez comme une pianiste. On entend les pleins, les déliés, les phrasés, ça s’arrête, ça reprend… J’ai adoré vous écouter ! ».
Vous savez, j’arrive à plus de 50 ans, à un moment de vie où les parties de nous se rassemblent un peu, comme les pièces d’un puzzle. Tout a un sens : je pratique le piano depuis que j’ai 3 ans, la musique est essentielle dans ma vie, j’ai reçu ce compliment. Je suis avocate mais j’aurais aimé aussi être musicienne…
On ne vous a jamais reproché votre voix ? Vous n’avez pas senti que parce que vous aviez une voix de femme, vous aviez moins de légitimité, moins de crédibilité ?
Alors si, mais on ne m’a pas reproché ma voix en tant qu’organe. Contrairement à certaines femmes qui ont des voix un peu plus haut perché, j’ai la chance de pas avoir une voix qui agace. J’ai déjà entendu parler de femme « avec sa voix de crécelle ». Cela dit, certains hommes ont aussi des voix qui agacent … simplement, on ne leur dit pas !
Donc c’est toujours l’aigu des voix de femmes qui est décrédibilisé ?
Toujours, exactement.
A quel moment votre voix vous échappe-t-elle ?
Je sais que quand je m’énerve dans une discussion, je perds la bataille. C’est ma voix qui me contrôle, ça n’est plus moi qui la maîtrise.
Et vous vous sentez moins écoutée et moins entendue ?
Oui. Alors bien sûr en tant que femme, quand on parle de consentement ou de violence faites aux femmes, on est souvent moins entendue.
Justement, je voulais qu’on aborde la question de la voix des victimes d’agression, de viol. Lorsque vous plaidez pour plus d’écoute de ces femmes qui ne sont pas toujours entendues dans leur parole, pensez- vous que la façon dont ces femmes utilisent leur voix, et le fait qu’elles aient des voix de femmes, puisse induire une absence d’écoute des personnes qui les reçoivent ?
Ce sont des femmes victimes de violence, et dans une société extrêmement patriarcale où la violence conjugale a été longtemps une affaire privée, non, je ne pense pas. Ricoeur dit : « la violence c’est la destruction de la capacité d’agir d’un sujet qui devient un objet ». Autrement dit, quand on détruit la capacité d’agir, un sujet devient objet. Un objet ça ne parle pas, ça ne crie pas, ça ne s’enfuit pas, ça ne dénonce pas. Un objet n’a pas de voix. Quand tout à coup, cet objet devient sujet en poussant la porte du commissariat, et bien ça ne sonne pas juste. Un peu comme lorsqu’on se remet à parler après plusieurs jours. Là, c’est pendant 5 ou 10 ans, parfois 20 ans. C’est parce qu’elles sont dissociées, c’est arrivé à quelqu’un d’autre, donc c’est la voix de quelqu’un d’autre qui parle. Peut-être que c’est une partie d’elles-mêmes qui emprunte la voix d’une autre partie d’elles-mêmes. Elles sont comme éparpillées. Leur voix se perd un peu.
Quand je plaide pour une femme victime de violence, j’ai coutume de dire qu’on l’objectifie en lui reprochant de ne pas avoir parlé, autrement dit en lui reprochant son absence de voix. Si elle parle on ne l’écoute pas, mais si elle ne dénonce pas son agresseur pendant 5 ou 10 ans, on la culpabilise de ne pas avoir parlé. C’est totalement enfermant.
Vous ne pensez pas aussi que la voix c’est l’émanation du corps ? Quand un corps a été violenté, qu’il y a eu effraction dans ce corps, la voix ne peut pas être juste non plus car c’est l’émanation de ce corps-là ?
Je n’y avais jamais pensé, mais vous avez complètement raison. Tout se passe dans le corps de toute façon. L’esprit peut se raconter des histoires, mais le corps ne ment pas. Du coup ce qui se passe dans le corps, ça se passe dans la voix. C’est comme le cri d’un bébé quand il naît.
La voix c’est le son du corps…
Oui. La seule chose qu’elles pourraient faire, ce serait pleurer. Mais quand on porte plainte, on ne peut pas retranscrire les pleurs. Ces femmes d’ailleurs s’excusent tout le temps de pleurer. Dans mon cabinet, on s’assoit autour d’une table ronde sur laquelle est posée une boîte de kleenex. Parce que je sais qu’elles vont pleurer. Il n’y a pas une femme – parce que les hommes pleurent moins, et d’ailleurs quand ils pleurent ils ne s’excusent pas – ».
La particularité d’un trauma c’est que ça produit une forme de sidération. Ça laisse la victime sans voix. Avez-vous le sentiment de redonner une voix symbolique à ces femmes qui en sont privées ?
Pour moi l’avocat est la voix de son client. Quand on lui a redonné sa voix, on est à la fin du chemin, mais dans un premier temps on est la voix qu’il n’a plus. Contrairement au juge, l’avocat n’a pas de pouvoir, ce n’est pas lui qui décide. Mais il a la puissance, celle d’être la voix de quelqu’un, en particulier d’une victime. C’est pourquoi je dis souvent aux femmes que je défends : « attention, je ne veux pas que vous passiez de l’emprise de votre mari ou de votre compagnon à l’emprise de votre avocat ! ». Donc je suis une ayatollah du consentement ! Quand elles ne sont pas prêtes à porter plainte, je dois respecter leur rythme. C’est tout le problème de la loi de juillet 2020 qui autorise le médecin à dénoncer un fait à la place de sa patiente – s’il la prévient à l’avance – car il pense qu’elle est sous emprise. C’est une grande avancée, et en même temps cela peut être très controversable. Nous sommes la voix, nous avons donc une mission. On n’est pas une avocate engagée si on n’a pas une mission et si on ne répare pas quelque chose.
Cela change-t-il votre voix ?
Ça change ce qui propulse ma voix. Quand je vous parle, parce que vous me parlez de choses qui m’animent, alors ça porte ma voix. Je sens que ma façon de parler change, que ma voix est portée par un engagement fort. Ma voix ne change pas mais elle est plus puissante. Je sens quand elle est portée par quelque chose de plus grand que moi, qui dépasse ma simple personne.