Béatrice Denaes, une voix en quête de genre
C’est mon amie Emmanuelle Herr qui m’a fait rencontrer Béatrice Denaes. Elle l’avait coachée à l’occasion de sa conférence TEDx à Nantes, puis accompagnée quelques temps dans la transformation vocale que requérait sa transition de genre. Béatrice est journaliste. Elle a occupé différents postes de responsabilité à Radio France sous le nom de Bruno Denaes, avant son coming out en 2019. Elle est aujourd’hui membre fondatrice et vice-présidente de Trans-Santé France. J’ai rencontré une personne très ouverte et d’une grande générosité relationnelle. La voix pour elle, c’est à la fois toute sa vie, et beaucoup de souffrance lorsqu’elle s’aperçoit qu’elle ne pourra pas lui donner la forme dont elle rêverait : celle de la femme qu’elle s’est toujours sentie être au fonds d’elle-même.
Pour écouter la voix de BéAtrice Denaes c’est ici
Pourriez-vous me parler de votre voix ?
Je suis journaliste radio à l’origine et ma voix est mon outil de travail. Or j’avais un souci quand j’étais étudiant à l’École Supérieure de Journalisme de Lille – j’utiliserai le masculin pour désigner la période « d’avant » pour que ce soit plus simple à comprendre, même si, intérieurement, dans mon esprit, j’étais déjà une femme – mon souci était ma voix : j’avais une voix qui ne semblait pas suffisamment grave selon les critères audio-visuels. Et longtemps, on a dû me considérer comme pas assez masculin.
Un comédien d’une troupe lilloise qui venait chaque semaine à l’école pour améliorer notre diction, m’avait donné un truc pour mieux poser ma voix : m’enregistrer tous les soirs en lisant un papier journalistique et me réécouter. J’ai passé beaucoup de temps à faire ça le soir parce que j’avais vraiment envie de bien poser ma voix, de la rendre plus grave. Et j’ai continué à m’écouter régulièrement pour me corriger. Même si, comme tout le monde, je détestais ma voix, je suis arrivée à une voix audio-visuelle tout à fait correcte et qui passait bien, puisque je n’ai jamais eu par la suite de problème de rejet. Mais je me souviens quand même – ce qui me trouble par rapport à l’époque actuelle – que, régulièrement au téléphone, on me répondait : « Allo, madame ? », ce qui prouve bien qu’alors, je n’avais pas une voix particulièrement grave. Je pense aussi que si j’avais du mal à avoir une voix masculine comme on pouvait l’imaginer, c’est qu’intérieurement, je ne me sentais pas du tout homme.
Et alors aujourd’hui, comment vous sentez-vous avec votre voix ?
C’est vraiment le point le plus compliqué pour moi, j’irais presque jusqu’à dire que ce point aurait tendance à me traumatiser. La voix a été toute ma vie. Même lorsque j’ai pris des responsabilités et que j’ai été beaucoup moins à l’antenne, j’ai continué à faire des chroniques, à faire du micro et donc à soigner ma voix. C’est une partie de moi qui représente beaucoup.
Lorsque j’ai fait ma transition, j’ai été confrontée à ma voix dans l’autre sens cette fois-ci, avec la difficulté supplémentaire que lorsqu’on est femme trans, les hormones ne modifient absolument pas la voix (contrairement à la testostérone pour les hommes trans). Depuis maintenant presque 2 ans, je suis suivie par une orthophoniste à Paris, spécialiste des personnes trans . On a décidé récemment de s’arrêter là parce que ce travail est très prenant (quasiment 2 séances par mois), très contraignant aussi, et que j’ai l’impression d’être arrivée au bout de ce que je peux faire. Je suis sérieuse et appliquée, plutôt perfectionniste, et c’est insupportable pour moi de ne plus progresser. Pourtant, j’ai vraiment beaucoup travaillé tous les exercices qu’elle m’a donnés. Mais j’ai l’impression que je n’y arrive pas. Elle m’a confirmé que certaines personnes ont plus de mal que d’autres.
Je me suis posé la question de l’opération des cordes vocales, mais le résultat est très aléatoire, donc je ne la ferai pas ; si cela rate, c’est irréversible. De toute façon, je ne me fais pas d’illusions, nous sommes beaucoup dans ce cas-là à ne pas arriver à ce qu’on voudrait, à ne pas avoir une jolie voix féminine. Et je me rends compte, lorsque j’écoute mes amies trans, qui, pour beaucoup, suivent des séances avec des orthophonistes, que le résultat n’est pas toujours très convaincant. Ça fait partie malheureusement de nous, personnes trans : on est nombreuses à se dire qu’il reste toujours des traces masculines qu’on n’arrive pas à effacer totalement, et la voix, malgré tous les efforts qu’on peut faire, fait partie de ces traces…
Avez-vous des exemples de situations dans lesquelles vous êtes aux prises avec votre voix ?
Ça m’arrive de m’enregistrer, notamment en faisant des commentaires en voix off sur des films de voyages. Or, par exemple, la dernière fois que je l’ai fait, j’ai dû m’y reprendre à deux fois parce que la première fois, ma voix était devenue la caricature d’une voix féminine : à force de vouloir faire le mieux possible, je poussais beaucoup trop dans les aigus et cela devenait vraiment quasi insupportable. Dans le deuxième enregistrement, je me suis dit que j’allais parler plus naturellement. J’ai réussi à trouver « un entredeux », plus naturel, « androgyne », comme dit mon orthophoniste.
J’ai remarqué aussi que j’avais deux attitudes de voix : j’ai tendance à me relâcher quand je suis avec des gens que je connais bien, je fais beaucoup moins attention et ma voix a tendance à rebaisser. En revanche, là où je suis hyper attentive, c’est quand je suis dans un magasin ou surtout au téléphone : je commence toujours par me présenter en indiquant bien mon prénom féminin, pour inviter les gens à m’écouter comme une femme – et ça n’est pas toujours réussi parce qu’on me dit encore parfois « monsieur ». Quand je suis à l’extérieur, je fais très attention à ma hauteur de voix, alors que je n’y pense pas quand je suis avec ma famille par exemple.
Comment faites-vous concrètement pour modifier votre voix ?
Alors bizarrement, malgré tout ce qu’on m’a expliqué, c’est tellement naturel pour moi que je ne sais pas vraiment expliquer ce que je fais. On a beaucoup travaillé la hauteur de la voix avec mon orthophoniste, à partir de textes de théâtre ou de sketchs. C’est donc ce que je mobilise le plus, beaucoup plus que la mélodie. Notamment pour ma conférence TEDx , il a fallu que j’abandonne mon ton journalistique. Ce n’était pas évident parce que, pour moi, c’était ancré, presque comme un réflexe, d’autant plus que je continue à donner des cours aux étudiants en journalisme en leur apprenant à accentuer certains mots ou à adopter une forme mélodique particulière. Pour la conférence TEDx, on me demandait d’adopter un ton plus théâtral, parce que c’est une forme de show. Je me suis réécoutée et je suis plutôt contente de la restitution, même si j’aurais peut-être dû moduler plus. C’était quand même une première pour moi. Emmanuelle me rassurait sur ma voix en me disant qu’elle passait très bien, même si je sais qu’elle n’est pas hyper féminine.
Est-ce qu’en dehors de tout le travail que vous faites en étant accompagnée, vous utilisez votre observation pour la modifier vous-même de façon intuitive, par imitation ?
Je peux presque dire que j’ai passé ma vie à regarder et observer les femmes. Je ne les regardais pas comme un homme qui rêve de coucher avec elles, mais je les regardais parce que je les enviais et que je voulais être comme elles, être elles. Je ne pouvais pas faire autrement : je rêvais tellement d’être enfin moi-même et donc d’être comme elles, que j’ai observé tous les comportements féminins. Je suis très sensible à la voix des femmes, surtout lorsqu’elles sont harmonieuses, qu’elles jouent un peu sur les hauteurs de façon agréable. Quand j’étais rédacteur en chef, puis secrétaire général de France info, je me souviens avoir passé beaucoup de temps à faire travailler certaines de mes journalistes encore très jeunes, en qui je croyais mais qui n’avaient pas encore une voix radiophonique, une voix bien posée. Oui, je les observais, je les écoutais, mais les imiter, c’est autre chose, ça n’est pas si évident que ça.
Cela peut donc être une souffrance pour vous lorsque votre voix ou un autre détail de votre apparence vous empêche d’être perçue comme une femme ?
Oui, c’est certain. On est dans le regard des autres. J’ai déjà beaucoup de doutes sur moi parce que je trouve que je n’ai pas une apparence forcément très féminine. Je ne parle pas des vêtements, mais de la physionomie. J’ai fait une opération de féminisation du visage, mais ça joue sur peu de choses. Je n’ai pas des lèvres très proéminentes, j’ai beaucoup de défauts… et si, en plus, la voix me trahit…
J’ai attendu de partir à la retraite de Radio France pour faire mon parcours de transition. A l’époque, on ne parlait pas de transidentité : je n’avais vraiment pas le courage de me dévoiler. J’avais gardé ce côté introverti et je m’étais mis dans la tête que je n’y arriverais pas. Ça a provoqué des dépressions et des envies d’en finir, parce qu’il fallait que je tienne, je tienne, je tienne… jusqu’à la retraite. Pour moi, mon corps masculin était vraiment devenu insupportable.
Depuis quelque temps, je me dis que je me moque du regard des autres. Mais, en réalité, je me rends compte qu’intérieurement, ça n’est pas si facile. Même si je pense que j’ai beaucoup évolué par rapport à ça et que j’arrive à prendre plus de distances, ça revient à certains moments, par exemple au téléphone. L’autre jour, sur une plateforme d’appel, l’opérateur s’obstinait à m’appeler « monsieur » : je me suis énervée en lui disant « mais arrêtez, Béatrice, pour vous, c’est un prénom masculin ? ». Souvent, les gens se confondent en excuses, mais je reconnais que c’est psychologiquement usant.
Ma voisine d’origine italienne et fumeuse invétérée, tente de me rassurer en me disant : « Tu vois, j’ai une voix plus grave que la tienne ». En effet, il y a des femmes qui ont la voix plus grave que la mienne. Mais c’est quand même une forme de souffrance. Pour moi, la voix est un révélateur. Et je reste déçue par le fait que la mienne n’est pas celle que j’aimerais tant avoir.
Même si certaines femmes ont la voix plus grave que la vôtre, pour vous, l’enjeu est plus important parce que ça peut remettre en question toute votre identité, n’est-ce pas ?
C’est exactement ça. C’est vraiment une situation difficile à vivre. Bon, la plupart du temps, ça se passe bien. Je n’ai jamais vécu d’actes transphobes ; j’ai la chance de vivre dans un milieu cultivé et ouvert, et je dirais qu’à part au téléphone, dans les magasins par exemple, ça se passe toujours bien.
Diriez-vous que, parce que votre apparence physique est celle d’une femme, alors votre voix a tendance à être entendue comme celle d’une femme ?
C’est ce que j’ose espérer, même si certaines personnes ne sont peut-être pas dupes, sont plus sensibles aux voix et peuvent alors se poser des questions.
Est-ce que cette inquiétude-là a pu vous conduire à vous taire pour qu’on n’entende pas votre voix ?
Au début de ma transition, oui, j’étais beaucoup moins prolixe. Je parlais au minimum. Par exemple, dans un magasin, j’essayais de ne pas avoir à discuter avec la vendeuse, en me disant que je n’allais pas prendre le risque, en parlant trop, d’entraîner des questions de la part de mes interlocuteurs. Maintenant, le regard des autres ayant pris beaucoup moins d’importance, j’aime bien discuter et ça ne me bloque plus.
En fait, j’ai pris beaucoup plus d’assurance lorsque mes papiers d’identité ont été changés, il y a deux ans. Avant cela, j’ai vécu une période très compliquée avec le mégenrage. Mes papiers étaient encore au nom de Bruno et quand je devais par exemple récupérer un colis ou faire une analyse sanguine, il fallait expliquer que c’était bien moi, que j’étais en phase de transition, que mes papiers n’avaient pas encore changé, que j’étais une femme trans… Et là, c’était vraiment dur. Non seulement, je n’avais pas encore mes papiers, mais en plus, ma voix n’était pas ce qu’elle est maintenant… Je n’allais donc pas me lancer dans de grandes conversations, sauf avec des personnes que je connaissais évidemment.
Avez-vous ressenti un changement dans l’attente ou l’attitude des autres à votre égard depuis que vous êtes perçue comme une femme ?
On me pose souvent la question et j’ai du mal à répondre. Je dirais que j’ai toujours été une femme et que je n’ai pas fondamentalement l’impression d’avoir changé d’attitude. J’évolue peut-être aussi dans un milieu privilégié. Dieu sait que j’ai lutté contre les stéréotypes et contre toutes les formes de sexisme, notamment quand j’étais médiateur à Radio France. J’y suis très sensible depuis très longtemps. Donc, j’aurais pu être particulièrement attentive à cela, mais, en ce qui me concerne, je n’ai pas vraiment ressenti de changement.
Un point, en revanche, m’a profondément marquée : c’est la réaction des hommes. Ce qui m’a beaucoup étonnée, c’est leur incompréhension : lorsque j’annonçais ma transidentité, spontanément les femmes venaient vers moi en me disant « quel courage ! si tu as besoin de moi, n’hésite pas à me demander » ; de leur côté, les hommes, même s’ils ne manifestaient aucun rejet, ne me disaient rien. Même dans ma famille, il n’y a jamais eu vraiment de questionnement de leur part. J’ai vécu la même chose à la sortie de mon livre4 : sur les centaines de messages que j’ai reçus – que des messages bienveillants -, tous étaient signés d’un prénom féminin. Ce que m’a expliqué ma psychologue, c’est qu’on est vraiment dans le syndrome de la castration : pour les hommes, c’est quasi inimaginable de « quitter » le sexe dit « fort » pour rejoindre le sexe « faible ». C’est inimaginable de quitter la caste des maitres du monde.
Ce serait vécu un peu comme une trahison de la part des hommes et comme un ralliement de la part des femmes ?
Oui, c’est ce que m’a dit en rigolant mon orthophoniste : « Ecoute, ça nous en fait une de plus ! ». Je ne m’attendais pas à ça. Je n’ai perdu aucun ami. Mais je me suis rendu compte qu’ils étaient parfois gênés. Aucun ne me posait spontanément une question sur ma transition. J’ai interrogé dernièrement un membre de ma famille qui ne m’avait jamais posé de questions sur ma situation. Cela m’intriguait. Il m’a répondu : « Tu sais, pour moi qui suis un homme, c’est vrai que j’ai du mal à comprendre. C’est ton choix, je le respecte. Mais ça ne m’a jamais semblé utile d’en parler avec toi. » Pour moi, ça a été dur.
Ne pensez-vous pas que, de la part des hommes, votre choix est aussi de l’ordre de l’intime, du personnel, et qu’ils ne souhaitent pas vous mettre mal à l’aise en vous parlant de leur gêne ?
Vous avez raison. C’est aussi ce qu’il m’a dit : « Nous les hommes, quand on est entre nous, on ne s’interroge pas vraiment sur la vie personnelle des uns et des autres. Ce que font peut-être plus spontanément les femmes ». Et, en effet, je suis complètement à l’opposé de cette attitude. J’aime les gens, je suis attentive à eux et donc, j’ai toujours envie d’en savoir plus sur leur vie, leurs sentiments, leurs préoccupations. Finalement, tout cela confirme ce que je ressens depuis toujours : profondément, je suis une femme.
4 Ce corps n’était pas le mien. Histoire d’une transition tant attendue, FIRST éditions, 2020.