Sarah Durieux, donner de la voix pour militer
J’ai découvert Sarah Durieux grâce au club Femmes Ici et Ailleurs qui l’avait invitée à parler de son livre Changer le Monde[1]. Son ton m’a aussitôt interpellée : engagé et passionné, mais aussi chaleureux, sincère et bienveillant. Très différent de ce que j’aurais pu imaginer d’une activiste. Sarah Durieux a été pendant 10 ans directrice France de Change.org et a été remarquée par la fondation Obama parmi 35 leaders européens à suivre. Elle mène une réflexion très intéressante sur la difficulté pour une femme publique de sortir du cadre et de faire entendre la voix qui lui est propre sans subir de retour de bâtons…
Pour écouter la voix de Sarah Durieux c’est ici
Vous a-t-on souvent fait sentir que vous pouviez manquer de légitimité en tant que femme et en particulier tant que femme jeune ?
C’est vrai que ça m’est arrivé très fréquemment, je pourrais citer plein d’anecdotes. Par exemple, à l’époque où je n’étais pas encore directrice de Change, je suis déjà arrivée dans des conférences où je remplaçais mon manager, pas simplement parce qu’il ne pouvait pas venir, mais parce que parfois j’étais en charge des sujets traités. Et quand j’arrivais on me disait : Ah ! Tu es là parce que ton boss ne peut pas venir…
Je pense que ce sont plutôt les attitudes qui sont difficiles à accepter. Ce qui a eu le plus d’impact c’est le regard que j’ai vu posé sur moi quand je prenais la parole plutôt que les phrases qui ont été prononcées. Ça m’arrive quand je vais sur des plateaux télé de remarquer le langage corporel : lorsqu’on me regarde de haut en bas par exemple, mais de manière très rapide, ou qu’on me dit du coup vous êtes… ? Ce qu’on ne ferait certainement pas avec un homme. On irait plutôt voir sur Google pour se renseigner avant, et dans tous les cas on éviterait de lui poser la question !
Aujourd’hui c’est de moins en moins le cas pour trois raisons. D’abord parce que j’avance en âge. J’ai 37 ans maintenant et ça n’est pas la même chose qu’il y a quelques années lorsque j’ai pris mes fonctions de directrice de Change. Je pense que la visibilité médiatique dont j’ai bénéficié récemment a eu un impact. Ce qui à mon avis est un vrai problème, parce que beaucoup de gens très légitimes, qui ne sont pas visibles médiatiquement, mériteraient d’être mieux écoutés. Il y a aussi une part d’auto-motivation : je refuse maintenant de ne pas prendre la parole sur des sujets sur lesquels j’estime être légitime, même si on ne me fait pas toujours ressentir que je suis la bienvenue.
Est-ce que ça vous est déjà arrivé qu’on vous coupe la parole, qu’on parle plus fort que vous, qu’on vous empêche de parler ?
Tout à fait et fréquemment et pas uniquement par des hommes d’ailleurs ! J’ai parfois été plus choquée par des femmes qui me coupaient la parole que par des hommes. Ça m’est arrivé pas plus tard qu’il y a 10 jours sur un plateau télé, sur BFM. Alors bien sûr c’est le jeu aussi d’être dans le débat, mais j’essaie de me détacher d’une manière de débattre qui impliquerait une forme de violence. Je pense que ce sont des modes d’expression très machistes que nous avons tendance à reproduire en tant que femmes pour pouvoir se faire une place. Du coup c’est important d’être consciente que ces manières de nous présenter dans l’espace public et d’interagir avec les autres peuvent être revues, et que nous devons lutter contre ce réflexe de crier plus fort pour nous faire entendre nous aussi.
Je pense à la génération 80 et à toutes ces femmes à qui il faut rendre hommage pour tout ce qu’elles ont obtenu pour nos libertés individuelles et collectives. Mais pour faire avancer la cause des femmes et pouvoir elles-mêmes se faire une place, elles ont endossé des rôles d’hommes et reproduit des mécanismes d’oppression. Bien sûr, aujourd’hui on en bénéficie. Mais moi j’ai envie que notre génération soit celle qui prend la place sans écraser l’autre.
Avez-vous eu besoin de changer votre voix ou votre expression pour être écoutée et entendue ?
J’ai eu la chance de faire un master dans une université publique, ce qui n’est pas donné à tout le monde, mais je n’ai pas du tout grandi dans un milieu bourgeois et je n’ai pas fait de grandes écoles. Donc je sens bien que lorsque je m’exprime je dis les choses différemment. Je le constate ne serait-ce qu’au sein de mon équipe où certaines personnes beaucoup plus jeunes que moi, et qui ont fait Science-Po par exemple, s’expriment dans un français qu’on associe plus souvent à la prise de parole politique et médiatique.
Je pense que pendant un temps j’ai clairement essayé de singer un peu ce langage. Et en fait c’était difficile parce que je ne servais aucun de mes objectifs, je n’arrivais pas à faire passer mes messages et surtout je reproduisais un mécanisme excluant pour d’autres. Je pense que j’ai plus d’intérêt à me demander : à quel moment la manière dont je m’exprime peut parler à des gens comme moi ou qui ne sont justement pas issus de cette élite, plutôt que : est-ce que je vais m’exprimer de manière que l’élite puisse m’accueillir. Et ça n’était pas quelque chose de particulièrement courageux au départ de décider de dépasser cette tendance-là, c’était un peu comme un truc de survie : je n’arrivais pas à être différente de ce que je suis ! Alors je me suis dit, si je veux atteindre mes objectifs, tant pis, il faut que j’y aille franco.
Ce qui m’a aidée c’est de savoir que j’avais des gens autour de moi qui me soutenaient dans cette entreprise d’être moi-même. J’étais entourée de femmes qui étaient soit des activistes, soit des entrepreneuses sociales, soit des amies, ma mère… ça a beaucoup joué. C’est très difficile de lutter quand on est isolée dans l’espace public dans lequel on essaie de s’exprimer et qu’en plus on n’a personne autour de soi qui nous incite, nous encourage à être nous-même.
Avez-vous l’impression que ce nouveau modèle que vous défendez s’impose de plus en plus ?
Oui, sincèrement, parmi les femmes de ma génération et autour de moi, j’en vois assez peu qui sont dans cette optique ancienne d’écraser l’autre par la parole. Je pense qu’elles sont beaucoup plus sensibilisées aux questions de féminisme et que du coup, par le prisme du féminisme, elles comprennent le prisme de l’oppression. J’ai vraiment l’impression moi aussi d’avoir fait cette transition féministe après mes 30 ans. Comme on baigne dans une vision du monde machiste et patriarcale, on reproduit les modèles dont on hérite mais on peut aussi les dépasser. Et d’ailleurs j’en parlais avec ma mère récemment, parce qu’elle, dans les années 80, entrait parfaitement dans le moule de la femme active qui montrait qu’elle allait être forte, etc … Aujourd’hui on a des femmes qui disent, non, ne me demandez pas un d’être une mère et en plus d’être une femme active parfaite, ça n’est juste pas possible. Donc je pense qu’au-delà de la manière dont on prend la parole, il y a quand même des avancées sur ces questions-là qui font que les femmes autour de moi ne reproduisent pas ces modèles. Même si on ne peut pas faire une projection sur l’ensemble des Françaises et que cela reste vrai surtout dans certains milieux, aujourd’hui les femmes qui ont de l’audience en s’exprimant, en particulier dans les grands médias ou sur les réseaux sociaux, dépassent ce truc-là.
A votre avis, est-il devenu plus « entendable » aujourd’hui qu’une femme donne de la voix pour défendre une cause ?
Oui, en effet je pense que c’est beaucoup plus possible. Mais on subit de plus en plus de backclash aussi. Nous les activistes, on sait que lorsqu’il y a des avancées sociales, il y a toujours derrière un retour de bâton. Ce sont les systèmes que l’on essaie de faire bouger qui tentent de survivre. On nous attaque parce qu’en remettant en cause certaines manières de vivre et certains modes de fonctionnement, nous rendons les choses inconfortables. C’est ce qui explique que certaines personnes vont avoir besoin de nous attaquer. On peut penser au mouvement #MeToo qui a changé la donne sur la question des violences sexistes et sexuelles, mais qui n’a pas empêché le jury des César de remettre son Prix juste après à Polanski, ce qui a poussé Adèle Haenel à quitter la salle en criant sa honte.
Les femmes sont aujourd’hui plus légitimes à donner de la voix, ce qui doit les amener à prendre davantage la parole, mais il ne faut pas oublier que régulièrement elles reçoivent ces retours de bâton. Autant ces femmes vont inspirer, autant elles peuvent aussi créer des réactions qui ont aussi pour but d’éviter que d’autres femmes prennent le même chemin. Quand on voit ce qui s’est passé avec Mathilde Panot par exemple, cette députée de la France insoumise qui a été traitée de poissonnière dans l’hémicycle, quand on connaît l’histoire de cette insulte et comment elle a été utilisée pour dévaloriser le fait que des femmes prennent la parole de manière engagée, on peut comprendre qu’à notre époque le féminisme soit plus que nécessaire, comme toutes les luttes contre les oppressions et les discriminations.
Je pense qu’il faut se réjouir que de plus en plus de femmes arrivent à prendre la parole, mais qu’il nous faut réaliser aussi que tout n’est pas rose et que plus les femmes vont prendre la parole, plus ces retours de bâton seront probablement violents. Je pense par exemple aux réactions qu’on a entendues sur le livre d’Alice Coffin. J’ai trouvé choquant l’accueil qui lui a été réservé. Son livre mérite vraiment d’être lu parce que c’est une critique des médias qui est exceptionnelle. Ce qui m’a particulièrement choquée, c’est de voir à quel point nos avancées en tant que femmes tentent d’être réduites à néant par des messages de personnalités publiques et même politiques diffusés massivement et une espèce de manipulation médiatique. C’est très intéressant de voir combien ces avancées ne sont pas linéaires et comment il y a régulièrement des retours de bâtons qui nous obligent à remettre encore plus d’énergie au combat.
Avez-vous le sentiment que votre voix, quand elle exprime la conviction de façon véhémente peut rencontrer une forme de réactivité ou de rejet ?
Oui, absolument. Et en fait ce qui est horrible, c’est que bien qu’on ait discuté au début de la manière dont je me suis affranchie pour être moi-même, malgré tout, je police énormément mon expression. On en discute toujours avec mes amis les plus proches. Quand je vais sur un plateau télé par exemple, je rentre dans mon personnage. Ma voix est plus basse, je parle plus lentement, et d’ailleurs si vous regardez les interventions que j’ai données à la télévision, c’est rare que je m’emporte. Alors que souvent avec mes amis on rigole parce que lorsqu’on… enfin, à l’époque on pouvait encore aller boire des verres dans des bars ! … quand on est dans ces bars et qu’on rigole et qu’on parle, ma voix est hyper aiguë pour couvrir le bruit ! Je pense en effet que je contrôle la manière dont je m’exprime pour donner une forme de gravité à ce que je dis, justement pour lutter contre ce que je perçois comme une expression qui ne serait pas assez maîtrisée. Et qui ne serait pas prise au sérieux, qui serait considérée comme un peu immature. Donc je pense que je me maîtrise énormément.
Maintenant je passe quand même beaucoup dans les médias, et je réalise que je suis vraiment rentrée dans le moule d’une expression qu’on accepte. Mais c’est difficile, c’est un combat, parce qu’en fait il y a une part de moi qui pense sincèrement qu’on a besoin dans cette période de haine et de violence d’être déterminés mais non violents. Quand je vous parlais de cette femme sur un plateau télé qui me coupe la parole, qui me dit non, non, mais non, mais non, … en fait, je n’ai pas envie de me battre avec elle. Je n’ai pas envie de parler plus haut pour pouvoir couvrir sa voix. Donc je pense que c’est à la fois une forme de policing que je me fais à moi-même, mais c’est aussi une action volontaire pour dire : on va remettre du calme, affirmer haut et fort ses convictions tout s’écoutant et en refusant d’oppresser l’autre. C’est bien aussi pour moi une volonté de faire valoir un autre mode de communication.
[1] Changer le Monde, Manuel d’activisme pour reprendre le pouvoir, First société, 2021