Sandrine Rousseau, une voix « insupportable » à entendre
La voix de Sandrine Rousseau occupe une place très particulière dans le paysage politique français d’aujourd’hui. C’est une voix de femme qui assume son indignation et sa colère et qui est sanctionnée pour cela. Députée écologiste de la neuvième circonscription de Paris depuis 2022, Sandrine Rousseau est une féministe qui dénonce avec virulence les inégalités entre les femmes et les hommes et s’engage publiquement au côté des femmes victimes de violences masculines. Les attaques qu’elle subit pose une question de fond : une voix de femme qui dérange est-elle par essence insupportable à entendre ?
La voix est un sujet important pour vous en tant que femme politique. Quel a été votre parcours avec votre voix ?
J’ai beaucoup travaillé ma voix tout au long de mon parcours. Déjà, quand j’étais jeune, je fumais beaucoup. Je me souviens que c’était aussi pour aggraver ma voix. Comme je suis petite et menue, je faisais plus jeune et on me prenait pour une enfant. Fumer me permettait d’avoir une voix plus grave et je supposais mieux entendue et surtout plus respectée. Après j’ai arrêté. Mais depuis que j’ai repris la politique, on m’a beaucoup renvoyé que ma voix était insupportable, de mille et une manières. Et ça c’est nouveau, ça ne m’était jamais arrivé auparavant.
De votre point de vue, qu’est-ce qui provoque ces critiques sur votre voix ?
Je dérange. C’est le fond du discours qui est attaqué via ma voix. Cela fait partie des choses qui sont très déroutantes dans les attaques que je subis. Si on vous attaque sur le fond du discours politique, vous avez des arguments que vous pouvez opposer ; si on vous attaque sur le timbre de votre voix, vous n’avez aucune prise dessus, ou assez faibles. Jusqu’à présent, dans l’hémicycle, dès que mon nom était annoncé, un brouhaha se déclenchait immédiatement pour que ma voix ne puisse pas être entendue. On disait que je criais, que ma voix n’était pas agréable, qu’elle était trop aiguë. C’est un cercle vicieux dont j’ai eu du mal à me sortir, jusqu’à ce que je rende publique récemment que c’étaient des attaques sexistes. Il faut comprendre que les micros de l’Assemblée sont réglés sur des voix standards – n’importe qui doit pouvoir prendre n’importe quel micro. Or évidemment ces standards correspondent plus aux voix d’hommes puisqu’ils sont plus nombreux que les femmes. Ce qui fait que les aigus des voix de femmes sont systématiquement saturés dans le retour des micros. Plus il y avait de bruit dans l’Assemblée, plus je devais crier, plus ma voix était aiguë et plus on me renvoyait que c’était insupportable. Sur beaucoup de prises de parole, notamment les textes les plus importants, les cris dans l’Assemblée étaient tels, dès que mon nom était annoncé, que je n’entendais même pas ma propre voix. Au point que, pour entendre ma voix, j’ai dû acheter les bouchons d’oreilles que les chanteurs utilisent sur scène ! Ils m’ont permis d’amplifier ma voix et de diminuer les bruits externes, de sorte que maintenant je ne perds plus l’audition de ma propre voix et que je peux poser davantage mon discours.
Et personne ne régule ces débordements ?
C’est l’une des grandes surprises que j’ai eu à l’Assemblée : il n’y a pas de régulation. Il y a eu des rappels à l’ordre de plusieurs présidentes de groupes, de Cyrielle Chatelain et Mathilde Panot essentiellement ; des député.es sont venu.es me voir pour me dire que c’était inadmissible qu’il y ait ce brouhaha dès que je prenais la parole ; mais il n’y avait pas de gestion de ce problème par la présidence de l’Assemblée. Ce qui est un sujet, parce que même si je suis parmi celles qui subissent le plus ces attaques, je ne suis pas la seule : des femmes comme Rachel Kéké, Aurélie Trouvé, Ersilia Soudais, subissent exactement la même chose.
Vous n’avez donc pas prise là-dessus ?
Si, je l’ai dénoncé à l’occasion du 8 mars : il y a eu plusieurs articles là-dessus, notamment un article de mediapart, et j’ai nommé les personnes qui criaient le plus fort. De mon expérience politique quand vous commencez à faire du name and shame, ça se calme. Ceux qui le faisaient arrêtent de le faire, et ceux qui ne le faisaient pas ont peur que leur nom sorte. Que ce soit pour le cyberharcèlement ou les cris dans l’Assemblée, il est clair que l’anonymat favorise les comportements sexistes. Nommer les agissements et nommer les gens, calme les choses. Donc là on est passé à une étape où en tout cas par rapport à moi, j’ai l’impression que ça se calme.
Est-ce que cela vous a atteint ?
Mais bien sûr, c’est insupportable d’être députée de la nation, d’avoir un mandat au suffrage universel et de ne pas pouvoir porter la voix dans un Hémicycle. C’est extrêmement grave ! Bien sûr que ça m’affecte, je suis humaine ! Ma voix est aussi importante que n’importe quel.le député.e dans cette Assemblée. Et je trouve que le symbole est violent : en me privant de ma voix, de fait on privait aussi de voix les citoyens qui avaient voté pour moi, ce qui était pour moi inacceptable.
Est-ce que ça a pu vous empêcher de dire ce que vous aviez à dire ?
Ça m’a empêché de le dire de la manière dont je souhaitais le dire. Et oui, certaines fois j’ai dû arrêter mes prises de parole. D’ailleurs il existe une vidéo qui montre un épisode très représentatif : la présidente appelle mon nom ; il y a un tel brouhaha dans l’Hémicycle que je n’arrive même pas à parler ; j’attends que le brouhaha diminue. Or quand on prend le micro à l’Assemblée on a un temps de 2mn pour parler, donc c’est très restreint. Et la Présidente dit : « votre temps s’écoule, je n’arrêterai pas votre temps, arrêtez de mettre le bazar et continuez ! », alors que moi je me taisais ! Elle me renvoie à moi la responsabilité du désordre de l’Assemblée ! Donc c’est même l’inverse : non seulement il n’y a jamais eu de rappel à l’ordre des personnes qui s’exprimaient contre moi et qui m’empêchaient de parler, mais en plus on m’a déjà pointée comme étant moi-même à la source du problème, ce qui est quand même un réel sujet.
Qu’est-ce que ça signifie de votre point de vue sur la place qu’on accorde à la voix des femmes politique aujourd’hui ?
Ça veut dire d’abord que la voix des femmes est toujours illégitime et toujours inaudible dans l’espace politique. Mathilde Panot a aussi été attaquée au début de son premier mandat avec le qualificatif de « poissonnière ». Donc si on regarde n’importe quelle femme – particulièrement à gauche – peut être attaquée, lorsqu’elle élève la voix et ne se laisse pas faire, autrement dit lorsqu’elle manifeste une forme d’autonomie de sa voix. Mais cela signifie aussi qu’on ne veut pas entendre la voix des femmes. Et sur mon cas précis, je pense qu’on ne veut pas entendre la voix des femmes qui portent le féminisme. On ne veut pas entendre le combat que je porte. On le minimise et on disqualifie en me faisant taire. Mais c’est quelque chose à quoi je suis confrontée de manière permanente. La décrédibilisation du combat que je mène est incroyable. Pour la chercheuse que je suis c’est absolument fascinant. Je pense qu’un jour il faudra vraiment analyser ça : rien de ce que je dis n’est retenu sous l’angle du fond et de ce que je pense ; ça n’est vu que sous l’angle de la décrédibilisation.
Vous ne vous y attendiez pas ?
Si, je m’attendais à ce que ce soit violent, mais je ne m’attendais pas à ce qu’il n’y ait pas de contre-feux. Que le sexisme s’exprime, il n’y a pas de surprise derrière ça. Ce qui me surprend davantage c’est qu’il n’y ait pas d’article qui analyse cet état de fait : qu’on regarde le discours de Ruffin, qu’on regarde le discours de Rousseau et qu’on analyse pourquoi celui de Rousseau est décrédibilisé et pas celui de Ruffin, alors qu’ils portent la même chose à quelques nuances près. Pourquoi systématiquement on dit que je suis folle, menteuse, ambitieuse ? Au départ j’étais folle. Maintenant c’est un peu passé, à part chez les internautes. La deuxième étape c’est que je suis menteuse. Ça s’est installé depuis l’affaire Bayou. Et maintenant, ce qui commence à apparaître, c’est que je suis ambitieuse au point que « la fin justifie les moyens ». Cette phrase-là commence à s’installer un peu partout comme élément de langage contre moi. Ça signifie que je suis prête à tuer pour y arriver. C’est assez incroyable qu’on me le reproche quand vous savez que dans le monde politique certains étaient vraiment prêts à tuer pour avoir le pouvoir. Cela dévalorise ce que je porte. D’ailleurs je remarque que pour l’instant il n’y a pas eu un seul portrait parmi tous ceux qui ont été faits de moi, qui disait que j’ouvrais un espace politique ou que je faisais bouger les choses en politique. Pas un !
Y compris chez les personnes qui vous soutiennent ?
Mais qui me soutient ? A part les féministes … et encore pas toutes les féministes… En tout cas pas dans mon propre camp. Mon parti ne me soutient pas. La NUPES ne me soutient pas.
Vous pensez qu’il y a comme un filtre qui se pose entre votre parole et ce qu’on peut entendre d’elle ?
Bien sûr, cela n’a rien à voir ! Ce qui est perçu de moi et ce que je dis n’a rien à voir. Mais ceci dit, c’est aussi un peu ce qui s’est mis en place autour d’une candidature comme celle de Ségolène Royal. Dès qu’une femme commence à être dangereuse, c’est-à-dire qu’elle est en capacité de prendre le pouvoir et qu’en plus elle pose que c’est une ambition que de prendre le pouvoir – parce que ça je ne le nie pas – il y a une entreprise qui se met en place, en partie consciente en partie inconsciente, de décrédibilisation de sa parole et du fait qu’elle est folle. Pour Ségolène Royal, ça a été tellement dur que d’une certaine façon elle a vrillé, parce que c’est aussi une façon de survivre…
Pensez-vous que ce soit un phénomène français ?
On a vu ce qui s’est passé avec la Première ministre finlandaise… qu’elle ait dû, parce qu’elle dansait, se soumettre à un test anti-drogue et anti-alcool me fascine ! C’est la seule dirigeante politique de cette ampleur qui a dû se soumettre à un test anti-drogue… ça n’existe pas ! Et pourquoi ? Parce qu’elle dansait ! C’est encore une fois notre liberté de corps, notre liberté de penser qui est touchée. Revendiquer cette liberté dans l’espace politique fait qu’on doit se soumettre à des tests de drogue ou d’analyse psychique de qui on est…
Pensez-vous que la voix des femmes politiques dérange un continuum de voix d’hommes qui forme un milieu sonore jamais interrogé ?
Oui, je ressens très fort qu’il y a un écosystème de voix d’hommes politiques. Et quand une voix de femme arrive là-dedans, c’est comme si c’était une espère invasive qui perturbe un écosystème qui jusque-là ronronnait dans son équilibre tranquille. Et c’est bien comme ça que c’est perçu. Moi je suis considérée comme une espère invasive au sein de l’Assemblée nationale ! Et c’est pour ça qu’on lutte de toutes ses forces contre moi comme on lutterait contre la Renouée du Japon ! Ça dit beaucoup… J’ai réalisé il n’y a pas longtemps qu’aucune féministe n’avait terminé son mandat de députée. Simone Veil par exemple n’a jamais été députée de la nation et Gisèle Halimi, qui est la seule députée à s’être vraiment revendiquée féministe, n’a pas tenu plus que quelques mois. Et notamment en raison du sexisme qu’elle subissait au sein de l’Hémicycle. Je suis bien d’une espèce qui en effet ne s’est jamais implanté au sein de cet écosystème. Donc oui, on pourrait parler d’écologie de la voix. Mais en fait ce qui est pris pour un écosystème naturel n’est qu’une monoculture intensive !
Avez-vous quand même des alliés hommes qui prennent votre défense ?
Non. Si, il y en a un qui a élevé la voix à ce propos, c’est Sébastien Peytavie, qui est un homme en situation de handicap en fauteuil, qui lui-même subit des discriminations et qui a je pense une sensibilité plus importante aux discriminations. Mais les hommes, non, jamais ! C’est en cela aussi que c’est un sujet. Même les hommes d’un groupe comme le mien qui est un groupe écologiste, acceptent l’écosystème dans lequel ils sont sans prendre conscience des privilèges dont ils bénéficient à l’intérieur de cet écosystème.
Est-ce que certaines femmes adoptent le même comportement que les hommes vis-à-vis de vous ?
Oui, notamment je pense celles qui se sentent en concurrence.
Cela vous demande beaucoup de courage de faire face à tout ça, non ?
C’est marrant, c’est toujours ce terme de courage qui revient, alors que ce terme ne me parle pas tellement. Peut-être que j’en ai sans m’en rendre compte, c’est possible. Mais pour moi ça n’est pas tant la question du courage que celle de la détermination. Et c’est cela que ça éprouve : à quel point suis-je, ou à quel point sommes-nous, déterminé.es à faire avancer notre cause et à faire avancer les causes que nous défendons ? Parce qu’il y a des moments où je me dis que la cause n’en vaut pas la chandelle. Ça ne vaut pas ma santé par exemple. Alors je vous rassure, ce sont des moments courts dans mes journées et dans ma vie, mais ceci dit de temps en temps ça arrive. En fait c’est la force de ma détermination que j’éprouve à chaque fois. J’ai cette détermination chevillée au corps et ça je l’ai compris quelque part à mes dépens. C’est peut-être comme ça qu’il faut poser les choses : je comprends que je ne suis pas capable de lâcher ce combat, ni sur l’écologie ni sur le féminisme. Je n’en suis véritablement pas capable. Parce que si je le lâche, je ne me sens pas bien, même physiquement : je me sens éco-anxieuse, je me sens inquiète, je ne suis pas bien, vraiment ! Donc en fait je ne suis pas capable de lâcher ça. Et par contre j’admets que je pense avoir une détermination un peu au-delà de la moyenne…
Est-ce que vous sentez que cette détermination peut être soutenue en étant reliée à d’autres femmes ?
Oui, et d’ailleurs heureusement que j’ai ça ! Parce que c’est précieux, même si je regrette qu’elles ne soient pas plus présentes et pas plus largement présentes. Les milieux féministes sont des milieux dont les combats sont tellement difficiles, que chacune à un moment se protège de la violence de ce que les autres subissent. Donc je regrette qu’elles ne soient pas plus nombreuses. Mais quand je croise certaines féministes sur mes parcours, qu’on se prend même physiquement dans les bras… ça n’est pas anodin de se prendre dans les bras, de se donner de l’énergie presque charnelle… ça fait beaucoup de bien, bien sûr !