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Elvire Duvelle-Charles, des femmes et des cris

Elvire Duvelle-Charles, des femmes et des cris

La voix d’Elvire Duvelle-Charles est une voix libre. Elle sait trouver les chemins de l’indignation comme ceux de la pédagogie. C’est surtout une voix authentique, qui prend sa force dans la conviction et qui transforme la parole en action. Elvire Duvelle-Charles est journaliste, réalisatrice et activiste féministe. Elle nous parle du cri et de la capacité d’agir qu’il réveille en soi quand on ose le libérer. Mais aussi de la colère des femmes qu’on a tant de mal à entendre et à accepter. Oser faire porter sa voix, c’est peut-être d’abord sortir de la peur de ne pas être entendue…

Pour écouter la voix d’Elvire Duvelle-Charles c’est ici

 

Vous avez été activiste femen[1] pendant 5 ans. En regardant les vidéos des actions femen j’ai été très impressionné par l’usage qui était fait du cri. Ça n’est pas habituel d’entendre les femmes crier dans l’espace public et d’utiliser le cri pour se faire entendre. Qu’est-ce que vous mobilisez en vous pour y parvenir et qu’est-ce que ça produit en vous ?

C’est hyper intéressant parce qu’en fait quand on est activiste femen, on ne peut pas improviser, on a donc ce qu’on appelle des entraînements. Des entraînements physiques – comment résister à une arrestation, comment se positionner, comment poser aussi pour avoir une stature du corps qui soit droite et conquérante. Parce que le fait d’être nue peut entraîner très vite une esthétique sexy, ce qui n’est pas du tout le but des femens. Leur but c’est l’anti-sexy, c’est la nudité désexualisée. Mais une grande partie de l’entraînement est dédié au cri : comment crier des slogans dans l’espace publique de manière audible, intelligible, synchronisée et forte. Ce qui est assez impressionnant, c’est de voir à quel point les femmes ne savent pas crier. Alors qu’on est dans un local, fermé, entre nous, protégées du regard de l’autre, certaines femmes ont besoin de plusieurs entraînements avant de réussir à crier un slogan. Et ce qu’on n’arrivait jamais à faire, c’était que la voix ne soit pas trop aiguë. Parce qu’avec la peur, la voix monte très vite dans les aigus même lorsqu’on n’a pas une voix particulièrement aiguë ; ça donne des cris stridents qui nuisent à l’image qu’on a envie de donner. Au moment de la répétition et de l’entraînement ça marchait, mais au moment de l’action c’était presque ridicule. On en rigolait nous-même en regardant des extraits vidéos.

Et quand vous y arriviez, c’était purement technique ou alors vous deviez vous mobiliser émotionnellement ?

Je pense que psychologiquement, même si on a toutes la capacité à crier très fort, on n’en a pas l’habitude : les femmes sont plus cantonnées dans des espaces privés, plus petits et confinés, la voix n’a pas besoin de porter très loin. Alors que les mecs ont appris depuis leur plus tendre enfance à crier pour des raisons utilitaires : contrairement aux filles, ils sont encouragés à jouer à des jeux, à pratiquer des sports ou à occuper l’espace public avec leur voix – c’est le fameux clip des inconnus « eh manu tu descends ?! ». Mais il faut aussi apprendre la technique pour réussir à crier pendant longtemps, parce que ça n’est pas simple. Je me souviens des conseils de femmes qui pratiquaient le théâtre ou le chant et qui nous avaient expliqué comment faire pour que ça vienne du ventre. Mais encore une fois, même si on l’apprenait pendant les entraînements, c’était particulièrement difficile à mobiliser pendant les actions parce que le facteur peur l’emportait souvent sur la maîtrise du corps.

Le fait d’avoir appris à crier, qu’est-ce que ça a changé dans votre voix et dans la façon de la mobiliser ?

Dans ma voix je ne sais pas, mais pour moi c’était hyper libérateur de savoir que je pouvais crier. Vous savez, c’est comme dans ce type de rêve horrible où on veut crier et qu’on ne peut pas. Le fait de savoir que ma voix peut sortir, que j’en suis capable, c’est un truc qui me rassure énormément, me libère et me donne un sentiment de pouvoir. Pas dans le sens de pouvoir sur l’autre, mais dans le sens de pouvoir sur moi-même et de capacité à m’exprimer, à exprimer ma colère du coup. En fait ça va exactement à l’opposé de tout ce sur quoi j’avais travaillé avant. J’ai toujours eu un caractère assez trempé, mais j’ai toujours plus travaillé sur le fait de prendre sur moi et de désamorcer. On m’a toujours reproché d’être une enfant insolente car j’aimais bien faire des blagues, remettre en question les règles et dire ce que je pensais. Du coup j’ai plus appris à me taire qu’à crier. En apprenant à crier, une sorte de shift s’est opéré, je me suis dit je peux crier. Autrement dit, j’ai le droit et la capacité de crier, et ça a été pour moi très libérateur. Et maintenant que je ne suis plus dans les femens, ça me manque. Je ne crie jamais…

Ça va chercher quoi en vous le cri, une énergie ?

Oui je pense que ça permet de libérer une énergie. Le fait de crier fait que ça va mieux. D’ailleurs quand j’étais ado, quand il n’y avait pas mes parents, je me souviens que ça m’arrivait d’ouvrir la fenêtre et de crier. J’habitais dans une cité où j’étais cachée par un arbre, on ne voyait pas que c’était moi qui criais. Sans crier rien de particulier d’ailleurs, je criais juste « aaaaah ».

Ça veut dire qu’il y a une force, une puissance d’énergie dans la voix qui ne passe pas forcément par les mots ?

En effet. Je ne sais pas comment décrire ça, mais c’est le sentiment d’être soi et d’avoir le droit d’exister. Ça nous rappelle ce qu’on appelle l’agency, notre capacité d’agir. La capacité de s’élever et d’être entendue. Et je pense que juste en criant – peu importe ce qu’on veut dire et même en ne disant rien – il se passe un truc. Je trouve que c’est encore plus puissant et émouvant en manif, quand on crie des slogans ou qu’on chante des chansons.

J’ai le souvenir d’une action femen contre les féminicides qui s’était déroulée aux colonnes de Buren[2]. Il y avait une centaine d’activistes, ce qui correspondait au nombre de femmes tuées depuis le début de l’année. Contrairement à d’habitude où les actions sont très rapides et où on se fait arrêter très vite, là on a pu prendre notre temps. On voulait faire une performance dans un lieu où on aurait pu se rendre compte visuellement de ce que les féminicides représentaient en termes de masse. Comme c’était un lieu sans surveillance, on n’a pas été arrêtées. D’ailleurs là, on n’a pas eu la voix aiguë parce qu’on n’a pas eu peur. Mais aussi parce qu’on n’était pas en mouvement, qu’on a pu prendre le temps de poser nos voix, de mieux les rassembler, et du coup d’être écoutées. Dans ce lieu clôt, nos voix faisaient comme un écho en résonnant. Je me souviens de ce moment hors du temps dans un silence de mort. Ce qui était assez impressionnant parce qu’on a l’habitude que nos actions soient accompagnées par de la cacophonie qui nous empêche de nous synchroniser sur les slogans. Et là, c’est la première fois que j’entendais le silence autour de nos cris et l’écho de nos voix. Je crois que c’est la seule action femen où j’ai eu envie de pleurer. C’est comme si nos cent voix n’en faisaient qu’une. On n’a jamais été autant synchronisées.

C’est vraiment intéressant en termes de corrélation entre l’oreille et la voix : parce que vous pouviez vous entendre et qu’on vous écoutait, alors vous avez réussi à être ensemble et à décupler l’impact de vos voix. Or ce que vous dîtes c’est que la plupart du temps vous n’êtes pas écoutées et qu’on cherche surtout à vous faire taire. Il y a beaucoup de voix qui se mettent sur vos voix.

Oui complètement, il y a des voix, des rires, des gens qui klaxonnent, beaucoup de bruit et de brouhaha…

Pensez-vous que si à votre place c’étaient des hommes qui criaient il y aurait le même genre de bruit?

Je n’en suis pas sûre. D’ailleurs à un moment, un groupe catho de droite avait lancé un mouvement de riposte aux femen qui s’appelait homen. C’était des mecs torse nu qui portaient des slogans sur leur torse. Et en fait la manière dont ils étaient traités par la police n’était pas du tout la même que pour nous : là où on était mise en garde à vue pour exhibition sexuelle, eux étaient mis en garde à vue pour rébellion. Et nous jamais. Nous on nous dit : « ça va pas la tête de montrer vos seins dans la rue ! » mais pas « ça va pas la tête de vous rebeller et de bloquer la circulation ! »

Aujourd’hui c’est assez nouveau d’entendre des femmes qui commencent à donner voix à leur colère, alors qu’avant elles la réprimaient, la retenaient davantage. Est-ce qu’à votre avis il y a une nouvelle possibilité d’écoute dans la société de la colère des femmes ?

Honnêtement j’aimerais dire que oui, mais je ne pense pas. J’ai l’impression qu’on écoute un peu plus ce que vivent les femmes, mais qu’on continue à dire qu’on est trop en colère, qu’on en fait trop. Oui d’accord les inégalités salariales, mais là vous en faites trop. Oui d’accord le viol, mais là vous en faites trop. Ça veut dire qu’on exagère, qu’il y a d’autres choses plus importantes dans la vie, et que regarde on a de la chance, et que regarde en Afghanistan. Marine Le Pen traite les femens de harpies obscènes et Beigbeder les féministes de « hyènes en roue libre »[3]. Je pense que c’est une façon de rejeter notre colère, de refuser de l’écouter. Il y a toujours cette idée que les femmes qui dénoncent les violences sexuelles font ça pour être en pleine lumière. Leur calme fait penser qu’elles mentent et qu’elles ne sont pas si traumatisées que ça. Et celles qui sont en colère, « elles exagèrent ». C’est comme si on ne pouvait entendre ni la colère ni la souffrance des femmes.

La seule chose qu’on veut bien entendre c’est la peur. On aime bien ça d’ailleurs, une fille qui a peur, parce que ça permet aux hommes de les rassurer. J’ai été très surprise d’apprendre que les hommes qui sortent dans la rue ont plus de chance de se faire taper dessus qu’une femme. Les violences que les femmes subissent émanent essentiellement de personnes qu’elles connaissent. Donc cette peur de l’inconnu, cette peur de sortir dans la rue est complètement irrationnelle. Mais c’est le seul sentiment qu’on veut bien entendre venant des femmes. Quand je compare au traitement des féministes du MLF dans les années 70, j’ai l’impression que ça n’a pas beaucoup changé aujourd’hui : les idées gagnent du terrain mais pas les sentiments. Les seules personnes qui acceptent d’écouter la colère des femmes, ce sont les femmes elles-mêmes qui vivent une vraie prise de conscience collective.

Du coup ça veut dire que la colère doit prendre une forme entendable, c’est-à-dire correcte. Quand la colère des femmes prend une forme plus agressive, c’est très transgressif et c’est complètement rejeté. C’est comme si c’était le contraire de ce qui est féminin…

Si on prend l’exemple de femmes que je trouve assez emblématiques, Assa Traoré et Rohkaya Diallo, elles ont toutes les deux cette réputation d’être hyper agressives et désagréables, en colère, pleines de rancœur. Elles subissent le double stéréotype attaché aux femmes et aux femmes noires qui cherchent des noises en permanence. Alors que Rohkaya Diallo fait toujours preuve d’un très grand calme, elle est presque stoïque dans les débats auxquels elle participe. Même si Assa Traoré peut être virulente dans ses mots, elle reste toujours très digne et garde son sang-froid. Elle ne se met pas à pleurer, à crier ou à insulter les gens. Un journaliste comme Bourdin est beaucoup plus incisif et agressif que ces femmes-là. Je trouve qu’en France des mouvements ou des hommes politiques sont beaucoup plus violents sans que jamais on leur reproche leur colère ou leur excès de violence : les militants d’extrême droite qui prennent à parti les journalistes ; les manifestants de la Manif pour tous qui les insultaient ; les paroles de Sarkozy – « casse-toi pauvre con » … A côté de ça, les manifestations féministes sont sans doute les seules manifestations en France qui ne finissent pas dans les gaz lacrymogènes et dans lesquelles on ne voit pas de flics pour la dispersion, tellement elles semblent inoffensives.

Ça veut dire qu’on ne croit pas en la capacité de violence des femmes ? On n’a pas de représentation de cette violence peut être ?

On en a, mais je pense qu’elles ne restent pas, qu’on les oublie facilement. On ne saurait pas trop nommer des serial killeuses et pourtant elles existent. Il y a des femmes qui tuent leurs conjoints. Même si elles tuent souvent par légitimes défense, ça n’empêche qu’elles finissent quand même par les tuer. Ces femmes là on ne les voit pas. Effectivement, c’est comme si notre colère était un caprice. Elle est pénible mais inoffensive.

Est-ce que vous diriez qu’aujourd’hui on entend de nouvelles voix de femmes ? Et qu’entend-t-on dans les voix des femmes d’aujourd’hui ?

Oui oui bien sûr. Même les ados, même les 14-18 ans, on les entend là où on ne les entendait pas avant. Je pense que c’est lié aux réseaux sociaux qui ont facilité une prise de parole beaucoup plus spontanée et impulsive. Les applications qui permettent de faire des live ont permis à des personnes dont ça n’était pas le métier de s’exprimer sur de nombreux sujets. Je prendrais comme exemple « club house », une application qui est sortie pendant le confinement et qui ne fonctionne qu’à la voix. Des personnes lancent un thème sur lequel elles discutent et sont rejointes par d’autres, soit pour écouter soit pour monter sur ce qu’on appelle « la scène » où elles allument leurs micros pour discuter. Un peu comme une radio libre. Même si finalement ça n’a pas été très fructueux, j’ai constaté que des groupes communautaires sur les questions décoloniales et de racisme se constituaient. Des groupes afroféministes développaient de vrais cercles de parole avec une vraie capacité à se répartir la parole et une véritable écoute. C’était impressionnant parce que parfois on pouvait compter jusqu’à une centaine de personnes dans la room et une vingtaine sur scène, sans modérateur.

Avez-vous le sentiment qu’émerge aujourd’hui une nouvelle façon de définir le féminin qui passe aussi par une nouvelle forme d’autorisation à donner de la voix ?

Je ne sais pas, parce que je suis pas du tout au clair avec ma notion du féminin. Je ne suis pas au clair avec ce que ça veut dire être une femme. Quand je vois une femme je sais que c’est une femme, la plupart du temps. Mais je n’arrive pas tout à fait à comprendre ce qui fait qu’une femme est une femme. La voix pourrait en faire partie.

Ne pensez-vous pas que le féminin, ça se construit de toute façon ?

Oui ça se construit, et ça rend la chose plus compliquée. Avant j’avais une vision assez simple d’une femme : c’est quelqu’un qui a des seins et un vagin. Une femme c’est celle qui peut porter la vie. Comme tous les enfants j’avais grandi avec cette représentation biologique. Et puis j’ai découvert Simone de Beauvoir qui dit « On ne naît pas femme on le devient ». Et là, ça a commencé à m’interroger, notamment en découvrant les questions de transidentité. Du coup la féminité est devenue pour moi une notion assez floue. Je n’ai jamais entendu une seule réponse que je trouvais juste à la question « qu’est-ce qu’être une femme ?».

Avez-vous la conscience d’utiliser votre voix dans ce que vous faites ou est-ce seulement un outil qui vous porte ?

Je ne sais pas du tout… et je devrais savoir puisque maintenant je participe de façon régulière au podcast Hotline en tant que chroniqueuse. A un moment je voulais prendre des cours parce que pendant longtemps j’ai rencontré des problèmes d’expression orale en public et que c’était à la fois compliqué et douloureux pour moi. Quand j’ai commencé à être un peu plus à l’aise, je me suis dit qu’il faudrait que j’apprenne à mieux articuler, à poser ma voix et être plus convaincante dans les médias. Ma grand -mère m’avait prêté un livre : « Les 50 règles d’or de l’éloquence » ! En fait pendant longtemps je voulais avoir la voix plus grave. Pour des raisons purement esthétiques, parce que j’adore les vois graves et rauques. Je les trouve plus jolies et plus sexy. Comme la voix de Scarlett Johansson par exemple. Mais en fait j’ai très vite lâché l’affaire parce que je me suis rendu compte que ma vraie voix revient très rapidement.

Et c’est quoi votre vraie voix ?

Ça c’est ma vraie voix. Oh je ne saurais pas décrire ma voix ! Il faut être musicien je pense pour décrire ces choses-là. Je pense qu’elle oscille entre des moments graves et des moments aigus. Je sais que j’ai un phrasé qui hyper rapide, je parle toujours très vite. Je parle toujours très fort aussi ce qui m’est parfois reproché. Mais dans ma famille on parle tous très fort.

En tout cas vous êtes bien avec votre voix aujourd’hui ?

Oui je suis bien avec ma voix. Avant je n’aimais pas écouter ma voix. Et quand j’étais ado, je n’aimais pas ma voix d’enfant. Et puis une fois adulte, ça a été ok. Je me suis habituée à entendre ma voix en étant médiatisée. Et maintenant, quand je me réécoute, ça ne me dérange plus.

Que vous dit-on sur votre voix ?

Parfois on me fait des compliments. Ça m’arrive souvent qu’on me dise « j’adore ta voix » ou qu’on me reconnaisse à ma voix. J’ai de la chance parce que je connais des personnes qui ont une voix très désagréable. Je pense à Morgan Ortin, du compte Instagram « Amours solitaires ». Au début je trouvais sa voix vraiment insupportable, nasale, haute et un peu stridente. Et elle m’apparaissait comme une personne antipathique. Entre temps j’ai appris à la connaître, et maintenant j’adore sa voix et j’adore l’écouter. Je pense que c’est parce qu’elle a une voix hors du commun que dans les premiers temps ça m’a crispée. Et maintenant je trouve que c’est une de ses qualités, sa voix. Mais du coup je suis sûre qu’elle, elle reçoit tout le temps des réflexions sur sa voix.

Ce qui est très intéressant c’est qu’avant, ces voix là on ne les aurait jamais entendus…

Le contre-exemple est Lauren Bastide qui n’a vraiment pas la voix de l’emploi. C’est une féministe qui aborde les choses de façon est assez radicale mais avec une voix de presse féminine, comme si elle vendait du Coco Chanel. Du coup, ce qu’elle dit est beaucoup plus entendu parce qu’elle a la voix de sa tête. Elle a la voix de la meuf blonde, jolie, bien sous tous rapports, rassurante, et c’est ce qui fait que les gens l’écoutent.

C’est intéressant, ça voudrait dire que pour faire passer des messages assez durs, il faudrait atténuer sa virulence avec une voix plutôt calme ?

C’est un peu ce que je fais sur Clit’ Révolution : je fais toujours attention à ne pas m’énerver, à être dans le questionnement et pas dans le jugement. Mais du coup ça se passe aussi au niveau de la voix et dans la manière dont je parle, dans le ton pédagogique que je prends. Un jour j’ai vu une vidéo d’un débat avec Sheer Khan, le successeur de Malcom X. Des personnes du public – exclusivement des blancs – s’énervaient et s’époumonaient contre lui, et lui il répondait toujours avec le plus grand calme. Le fait qu’il soit aussi calme face à l’agitation rendait les réactions du public presque insolentes, en tout cas ridicules. Quand j’ai vu ça, je me suis dit que c’était trop puissant, et que je voulais parler comme lui, en particulier quand je suis à la télé. Je me souviens d’une émission sur le plateau de Morandini, on avait été invitées en tant que femen à répondre à des questions du public. Une des questions avait été : « Pourquoi est-ce que les femens sont toutes belles ? ». Je me souviens m’être énervée en répondant : « je ne comprends pas cette question, c’est pas le sujet, je ne suis pas venue sur le plateau pour discuter de si on est belles, pas belles, on est pas chez Miss France !  Je ne comprends même pas qu’on me pose la question ! ». Le chroniqueur m’a rétorqué avec le plus grand calme : « mais je ne comprends pas, on vous dit que vous êtes belle, pourquoi vous vous énervez ? ». Je me suis rendu compte que l’image renvoyée c’est que c’était moi la folle. Eh bien je pense que ce truc là on me l’a fait pleins de fois. Maintenant, sur les plateaux et dans les médias je travaille à exprimer ma colère avec des mots, tout en restant très calme dans l’attitude et dans la voix. Bien sûr, parfois je me laisse emporter par mes émotions, mais en tout cas c’est ce que j’essaie de faire.

Je voudrais vous parler des injonctions systémiques que les femmes peuvent recevoir et avoir l’habitude de recevoir. On sait bien que ça peut avoir des incidences sur les corps. En quoi selon vous ça peut aussi avoir des incidences sur les voix ?

Pour moi la conséquence principale c’est le silence. C’est pour ça que je dis que moi j’ai pris le parti de garder mon sang-froid parce que je trouve ça plus efficace ; mais jamais j’irais dire à quelqu’un qu’il doit garder son sang-froid quand il est sur un plateau. Parce que cela véhicule quand même cette idée qu’on n’a jamais la bonne voix : on est soit trop agressives, soit trop complaisantes. Ce qui en résulte c’est que pour être sûres de ne pas mal dire les choses, de pas avoir la mauvaise voix, on se tait. Pour moi c’est la conséquence principale : la peur de parler, la peur de crier. Et c’est ce qu’on constate déjà, dans les réunions mixtes : les femmes prennent moins la parole, elles la prennent moins longtemps, elles parlent plus vite. Et ça je pense que c’est la conséquence de toutes les injonctions qu’on reçoit en tant que femmes.

Ça m’étonne toujours de voir la timidité des femmes à prendre de la place dans l’espace publique et politique, et le contraste avec l’aisance dont les hommes font preuve. Moi j’aimerais bien avoir l’aisance d’un mec quand je parle. Et je pense que je l’ai déjà beaucoup plus, parce que ma médiatisation m’a conduite à m’affirmer. Mon parcours militant m’a beaucoup aidée dans cette affirmation là, mais encore maintenant je ne suis pas toujours à l’aise pour prendre la parole dans un espace public quand je n’y suis pas invitée. Pendant très longtemps il y avait des trucs complètement idiots que je n’arrivais pas à dire : par exemple je n’arrivais pas à demander une carafe d’eau, j’avais l’impression de déranger les serveurs et les serveuses pour demander quelque chose de gratuit. Je n’aimais pas demander. Quand j’étais dans l’avion – dans le monde d’avant – je n’aimais pas demander des renseignements aux hôtesses. Je ne pense pas que ça relève de la timidité mais de la peur de déranger.

 

[1] Groupe féministe d’origine ukrainienne, fondé à Kiev en 2008 par Anna Hutsol. La particularité de leurs actions est qu’elles investissent l’espace public en criant des slogans le torse nu.

[2] Cette action des femen pour dénoncer les féminicides a eu lieu le 30 mai 2019 sur les colonnes de Buren à Paris.

[3] Dans un billet d’humeur sur Europe 1 à l’occasion de la cérémonie des Césars 2020.

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