Antonia de Rendinger, faire rire avec la voix
En échangeant avec Antonia de Rendinger, j’ai eu l’impression d’assister à un feu d’artifice de voix, avec leurs couleurs, leur accent, leurs nuances et tout l’imaginaire qui leur est associé. Ce n’était pas seulement Antonia, la comédienne et l’humoriste qui me parlait. A travers sa voix, les personnages qu’elle évoquait surgissaient et disparaissaient, m’offrant une chair et une intimité que les mots n’auraient pas réussi à retranscrire tout seuls. Antonia nous parle de cette voix caméléon qui est pour elle comme une seconde nature et qui lui permet de donner vie à des personnages que nous avons envie d’aimer…
Pour écouter la voix d’Antonia de Rendinger c’est ici
Comment la voix du rire vous est-elle venue ?
Quand j’étais toute petite, j’avais des frères et sœurs, mais j’étais assez solitaire dans mes jeux. J’aimais beaucoup les jeux d’imitations et j’inventais les voix du Ken et des Barbies. Ce n’était pas seulement un jouet, je créais des histoires et j’entrais déjà dans une écriture scénaristique sans m’en rendre compte. Alors ce n’était certainement pas de très haut vol mais en tout cas je faisais ça très sérieusement, avec beaucoup d’implication. Et j’ai joué très tard, jusqu’à mes 15 ans. En classe, j’avais tendance à imiter mes profs et à les caricaturer en les dessinant. J’avais vite compris qu’arriver à travestir la réalité ou la copier, c’était un bon ressort comique. Et du coup, popularité !
Pour vous la voix est-elle une composante essentielle pour faire rire ?
Moi je vais même au-delà de ça, je ne peux pas concevoir un personnage sans que je l’habite totalement. Après mon premier spectacle qui était très écrit, je me suis rendu compte qu’il me manquait cette impulsion, cette fougue que je trouve dans l’improvisation. C’est là que j’ai commencé à convoquer du public payant dans des salles de spectacles avec un maître de cérémonie pour les guider vers les thèmes que je voulais aborder. Après ça j’improvise pendant 1h30 sur différentes thématiques, je filme tout, je dé-rush et je retravaille sur cette matière en essayant d’y glisser un paradoxe. Par exemple quand j’ai joué la première fois le sketch de l’épilation, le personnage n’avait pas l’accent du sud. Je me suis rendu compte qu’en prenant cet accent je rendais le personnage vulnérable, un peu popu et sympathique.
Dans l’imaginaire collectif, les voix et le registre langagier transmettent des messages qui vont au-delà même du texte. Par exemple, quand on lit mes textes sans avoir le son, ça n’est pas très drôle. Je pense que c’est vraiment la voix du personnage qui charrie beaucoup d’humour. Quand ils naissent sur scène, mes personnages éclosent un peu malgré moi. Ce n’est pas un processus intellectuel, c’est très viscéral, très charnel, très organique. C’est vraiment le corps et la voix qui sont engagés. Une fois que le personnage a trouvé son corps et sa voix, j’ai vraiment l’impression d’être possédée. Il m’arrive de me faire rire moi-même, et en fait ce n’est pas moi, c’est ce que dit le personnage qui me fait rire. Le personnage ne m’appartient tellement pas, que toutes les bêtises que je vais dire ne sont liées qu’au fait que je me suis abandonnée dedans.
Vous travaillez vos voix ou elles vous viennent naturellement ?
Je ne travaille rien. Je ne fais pas d’échauffement avant de jouer. D’ailleurs un phoniatre qui me verrait sur scène me dirait tout de suite d’arrêter ! Je faisais des choses il y a quelques années que je ne peux plus faire maintenant. Je sais par exemple que faire Avignon pendant un mois ça n’est pas possible. Ou sinon je vais devoir prendre de la cortisone pendant deux jours. J’essaie pourtant de me maîtriser, de faire attention, parfois de retirer un ou deux sketchs qui me font particulièrement souffrir, comme celui de Barbe-bleue. Dans ce sketch-là je fais tous les personnages : Barbe-bleue avec sa grosse voix, Anne la sœur, les 7 frères qui viennent la sauver, le personnage féminin un peu débile qui n’a que 13 ans. Il doit y avoir au moins 7-8 voix différentes, et quand Barbe-bleue pète un câble il crie très fort. Je peux le faire 3 à 4 fois d’affilée, mais ensuite il faut que je fasse attention.
Ce que j’entends aussi c’est que le personnage vient avec l’énergie nécessaire à sa voix…
Complètement. C’est aussi pour ça que l’impro c’est intéressant. L’écrit ne permet pas d’aller dans ces excès-là. C’est un peu comme un enfant qui se met à faire des trucs incroyables parce qu’il sait qu’on le regarde. Je suis d’une famille aristocrate, dans laquelle ce n’est pas très bien vu que les femmes attirent le regard. Je pense que je me suis construite un peu en réaction vis-à-vis de ce carcan dans lequel une femme doit être discrète pour être appréciée. La discrétion fait partie de l’élégance, ce qui fait partie des qualités essentielles requises pour être une femme du monde. Je suis un peu aux antipodes de ce modèle, ce qui m’a valu les foudres de ma maman ! J’ai gardé ça dans mon ADN, l’habitude d’attirer le regard, ce qui me joue aussi des tours. Par exemple à la fin d’une soirée je me rends compte que j’ai parlé tout le temps, que personne n’a pu ouvrir le bec et que j’ai pris toute la place. Parfois je me demande si je ne suis pas invitée pour ça, pour faire le show, ou si c’est une place que je prends de façon autoritaire, je ne sais pas.
Constatez-vous que les autres ont une certaine attente par rapport à votre voix ?
Faire des voix, c’est mon instrument, c’est ma botte de Nevers à moi, c’est avec ça que j’embarque les gens. Quasiment 100% des commentaires sur mes spectacles font allusion au fait que « oh c’est chouette d’entendre toutes ces voix, de voir tous ces personnages, on rentre complètement dedans ». Quand je veux faire rire dans un cadre intime, ma voix change. Je suis l’archétype de la nana qui en fonction de l’interlocuteur avec qui elle parle au téléphone va changer de voix. Quand je suis avec des gens qui ont un particularisme linguistique, je parle immédiatement comme eux. J’ai cette espèce de mimétisme vocal, un peu comme dans le film de Woody Allen, Zélig.
Quelle est votre voix à vous ?
Je pense que c’est celle que j’ai là en ce moment. C’est la voix de la discussion. Par contre si vous venez dîner à la maison, vous pouvez être sûre que si je raconte une blague je vais imiter les gens qui appartiennent à la scène que je raconte…
C’est vraiment votre truc à vous, le jeu avec la voix…
C’est mon ADN mais c’est aussi ce pourquoi on fait appel à moi. Donc ça entretient le truc. Dans Trois hommes et un couffin, je devais jouer le rôle de Marthe Villalonga, la mère du steward, j’avais une perruque grise et il fallait que j’aie l’accent pied noir. Ce personnage est le seul de toute la pièce qui emportait les bravos au milieu de toutes ses répliques parce que Coline Serrault a écrit pour elle une tirade mythique, un vrai plaidoyer féministe. A ce moment-là je recevais des volées d’applaudissements et je sortais hyper fière de ma prestation. Les gens venaient après pour me dire « mais alors la fille qui joue la mère de Jacques, elle est géniale ! » et ils ne me reconnaissaient pas. Ça m’arrive souvent parce que je transforme beaucoup mon visage quand je joue, et quand je sors de scène les gens ont du mal à m’identifier.
Est-ce que le travestissement de votre voix a aussi d’autres avantages, dans votre quotidien par exemple ?
C’est un atout incroyable de pouvoir changer de voix, parce que ça permet de désamorcer beaucoup de tensions, notamment dans le cadre familial. Je m’en sers de façon intuitive, et je me rends compte combien ça entraîne la sympathie. Certaines femmes de mon entourage en conçoivent beaucoup d’admiration car elles sentent que je sors d’un rail et que j’ai grâce à ma voix une grande liberté de parole. Très souvent je parviens à dire des trucs au milieu d’une assemblée relativement classique, parce que ça n’est pas vraiment moi qui les dis. Je vois comment parlent les gens autour de moi et je me glisse dans leurs pantoufles pour m’adresser à eux ou je fais entrer une tierce personne dans la discussion en l’imitant.
Vous avez le sentiment que ce que vous dîtes est mieux reçu ou plus entendu ?
Oui, je crois aussi que c’est beaucoup lié à mon éducation. Ma mère m’a toujours appris « A Rome, fais comme les romains ! ». J’ai fait des études de lettres et d’ethnologie, où on nous apprend à observer, à regarder ce qui se passe autour de nous. Petite j’ai vite appris que savoir me tenir dans la société qui est la plus exigeante en matière de codes, me permettait d’être à l’aise dans toutes les situations comme dans n’importe quel type de milieu. A la maison on parlait avec l’accent parisien alors que dans mon collège de campagne on avait un autre accent. Comme les gens qui sont apatrides, je n’étais jamais complètement dans l’accent de mes copains, mais quand je rentrais je perdais quand même immédiatement l’accent que j’adoptais à l’école.
Vous aviez donc vraiment deux façons de parler, et donc deux voix ?
Oui, voilà. Si bien que des lapsus linguae m’arrivaient de temps en temps…
Est-ce que parfois ça vous joue des tours et que certaines personnes ont l’impression que vous vous moquez d’elles quand vous reprenez leur voix ou leur accent ?
En ce moment particulièrement c’est assez compliqué. Le fait d’imiter des accents ça devient de plus en plus difficile. Chez moi il n’y a pas de méchanceté ni de racisme, il y a toujours de la bienveillance. J’avais dans mon ancien spectacle une femme antillaise qui tenait une charcuterie alsacienne et qu’on imaginait très grosse. A aucun moment les gens ne se sont dit que c’était raciste, je faisais juste une femme antillaise qui engueulait les gens. Je ne pense vraiment pas avoir blessé qui que ce soit. J’ai une auto-censure qui est liée à notre époque, tout est question d’équilibre. A partir du moment où il y a de la gentillesse, de la bienveillance, de la complicité avec le public, il y a peu de chance de se mettre les gens à dos.
Peut-être que si vous les incarnez vraiment, vous devenez vos personnages. Il n’y a pas de raison à ce moment-là que vous vous moquiez d’eux…
Voilà, et je pense aussi que j’ai gagné en maturité au fur et à mesure. Dans les duos d’humour, il y a souvent des histoires de dominant/dominé, de rivalité, ça s’engueule, ça se tape dessus, et je trouve ça un peu facile. Au début, dans mes spectacles, les personnages étaient souvent méchants, avec une part d’agressivité. Après une expérience au Point-Virgule où la directrice m’en avait fait la remarque, je me suis dit qu’elle avait raison, qu’il n’y avait pas assez de bienveillance et de gentillesse dans mes personnages pour que le public éprouve de la sympathie à leur égard. Après, de façon consciente, je me suis mise à ponctuer mes personnages de détails qui les rendaient plus humains. Je suis maintenant attentive à ne pas aller trop loin dans la méchanceté, parce que ça oblige les gens à prendre de la distance. Il y a un truc qui est très clair aussi, c’est que moi je me moque très peu des autres, et que je ne prendrais jamais quelqu’un à parti dans la salle pour le mettre mal à l’aise, je ne ferais jamais monter quelqu’un sur scène par exemple pour me mettre en valeur.
Diriez-vous que les femmes font rire différemment des hommes ?
Je ne peux pas me prononcer pour mes consœurs, mais je pense qu’entre Elodie Poux qui fonctionne beaucoup comme moi sur le personnage, la voix, l’incarnation, et Blanche Gardin dont la voix est totalement monocorde et qui fonctionne sur d’autres ressorts, on est toutes militantes pour qu’on arrête de faire une distinction entre ce qui est audible et pas audible dans la bouche d’une femme. Moi j’essaie de plus en plus de m’affranchir du dictat langagier qui voudrait qu’une femme ne peut pas dire les mêmes choses qu’un homme. En ce moment je pense qu’on a tendance, nous les femmes, pour contrecarrer cet adage, à avoir un langage particulièrement ordurier. Pour arriver à faire le poids, beaucoup de filles se disent qu’il faut avoir des couilles !
Il faut presque en rajouter dans l’outrance ?
Voilà, il faut en rajouter dans le vulgaire, le grossier. Parce que finalement si c’est comme ça que ça a marché pour les hommes, c’est comme ça que ça marchera pour nous. Je pense malgré tout que la période est très transitoire et que les femmes humoristes qui sont souvent très actives sur la scène féministe, sont des vrais portes drapeaux pour les femmes en règle générale.
De mon côté j’essaie de chercher une forme d’équilibre dans ce que je fais sur scène. Je joue beaucoup avec mon corps, ce qui est très paradoxal car dans la vraie vie je suis totalement complexée, je n’arrête pas de faire des yoyos avec les régimes. Finalement, une fois que je suis sur scène je m’affranchis très vite des limites de mon corps et du sens du ridicule. Je suis alors capable de tellement m’avilir, de jouer des moches, des grosses, des femmes soumises, vulgaires, des hommes, … que j’oublie complètement mon corps. Je ne suis pas consciente de tout ce que je suis en train de faire. L’auto-dérision est intrinsèque à la pratique de l’humoriste et moi, je ne pratique presque que ça.
Vous n’avez pas l’impression que c’est plus vrai encore chez les femmes que chez les hommes humoristes ? Que les hommes vont plus avoir tendance à prendre l’extérieur comme objet de rire ?
Oui peut-être, maintenant que vous mettez le doigt dessus. C’est vrai que chez les garçons, il y a peut-être moins d’auto-dérision car dans l’essence même de leur fonctionnement on trouve moins de blessures et de plaies que dans la vie des femmes. Je pense que lorsque les femmes parlent avec humour du quotidien très domestique et de la charge mentale qui va avec, on peut encore sentir derrière une revendication très forte d’affirmer que le rôle des femmes est très limité et limitant dans la société. En tout cas en tant que mère et en tant qu’épouse. C’est quelque chose que les femmes ont en partage, qui crée un sentiment de sororité très porteur dans l’humour féminin d’aujourd’hui.
Je regardais l’autre fois à la télévision un programme humoristique. 8 hommes étaient invités, une seule femme. Vous arrive-t-il souvent de rencontrer dans les médias une telle inégalité de traitement avec les hommes ?
On se retrouve beaucoup entre nous, dans des émissions « 100% filles » ou dans la proportion habituelle des 30% de filles. On essaie de lutter contre ça et de se dire que petit à petit viendra une égalité, une équité, une parité et une mixité qui feront qu’on n’aura plus besoin de débats sur le sujet ni de politique de quotas. Car je souhaite qu’on arrête de nous opposer. Je ne sens pas de malignité de la part des garçons envers leurs consœurs. Je pense juste qu’il existe une espèce d’inertie du type « voilà, si on arrive à trouver 2-3 nanas, ce serait bien », au même titre qu’on va dire « ce serait bien d’avoir 2-3 blacks, histoires de contrecarrer la blancheur du plateau ».
Récemment une polémique est née à propos d’un spectacle en streaming dont l’affiche était composée de 14 humoristes, et pas une seule femme. Quand on a posé la question aux créateurs, ils ont répondu qu’ils n’en avaient pas trouvé ou qu’elles n’étaient pas disponibles. Du coup Caroline Vigneau a rétorqué qu’elle allait les aider à en trouver, parce que ça aurait été trop dommage de se priver. On a fait une liste d’à peu près 140 femmes humoristes françaises, certaines très connues, d’autres pas du tout. Donc j’appelle de tous mes vœux que la présence des femmes humoristes dans les médias ne soit plus une stratégie mais un automatisme qui découlera des changements de société.
Finalement aujourd’hui l’humour féminin prend des formes très variées ?
C’est très intéressant de voir cette pluralité d’approches. Aujourd’hui il n’y a plus un stand-up, il y en a autant qu’il y a de personnalités, y compris sur les plateaux féminins où les filles s’influencent les unes les autres et arrivent en même temps à se démarquer par leur originalité.
Peut-on dire que l’arrivée des femmes dans le domaine de l’humour lui permet de prendre des formes plus variées ?
Ça va plus loin que ça. Notre société ne peut pas ignorer ce qui se passe à l’étranger. Je trouverais ça limitant de penser que c’est notre sexe qui nous fait dire les choses différemment. C’est notre sexe, notre histoire, notre extraction sociale, notre sensibilité politique, écologique qui fondent nos personnalités. Je pense que c’est aussi limitant de voir ça comme un clivage filles-garçons. Il y a certainement des choses qui viennent de là, mais je me retrouve aussi bien dans l’humour d’un homme que dans celui d’une femme. C’est une forme d’universalité du rire qui transcende finalement le clivage des genres.