Lara Fabian, le miroir aux illusions de la voix
C’est le privilège des grandes voix que de laisser une empreinte inoubliable dans notre oreille. Lara Fabian est l’une des divas de la chanson qui ont marqué les 30 dernières années et contribué avec leur voix à construire le fond mémoriel de notre histoire sonore collective. Par leur puissance, leur étendue stupéfiante, leur variété de couleurs, de nuances et d’expressions, les performances vocales de Lara Fabian ont fasciné autant qu’elles ont été violemment dénigrées. Avec humilité et lucidité, Lara tire les leçons du chemin à la fois fantastique et douloureux qui a été le sien. Elle m’a confié avec une touchante sincérité ce que la quête d’approbation peut faire à une voix de femme…
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Après 30 ans de carrière internationale de premier plan, pourriez-vous me dire quelle est la relation que vous tissez aujourd’hui avec votre voix ?
Je suis en observation. Comme si je mettais ma voix dans un espace où je me donnais le droit de la rencontrer autrement. Pour trouver ce que moi Lara, j’aurais envie d’entendre de cette voix. Pourquoi ? Parce que pendant des années, j’ai été dans le besoin d’être approuvée par mes pairs, par mon père, et par tous ceux qui eux, avaient un baromètre bien précis sur ce qu’aurait été l’idéal d’une voix, sur ce qu’on peut demander à une voix, ce qu’on peut exiger d’une voix. Pendant des décennies, j’ai faite mienne cette attente et j’ai déplacé ma voix à un endroit où sa performance, ses facultés, son déploiement étaient à l’image de cette demande et à l’image du besoin que j’avais de convaincre, de briller et d’être approuvée.
Le résultat de tout ce que je viens de vous expliquer – et cela va sans doute vous surprendre, c’est que je n’aime pas ma voix. Je n’aime pas ce qu’elle m’a fait subir de beau et de moins beau. Et même quand c’était très beau, le prix à payer était très cher. Je découvre aujourd’hui que ça peut ne pas être douloureux d’exister par sa voix. Je pense qu’il y a un endroit où la voix peut être en adéquation parfaite avec une résonance qui nous met en joie et qui fait qu’elle devient, non plus un chemin de croix ou un sacrifice, mais un chemin vers soi, vers l’être-soi.
Un chemin de réconciliation ?
J’ai été tyrannique avec ma voix, et ma voix aujourd’hui me le dit clairement : « je ne te permettrai plus d’être autre chose que toi, au prix de t’enlever tes moyens si tu devais me le demander encore ». Je reste une soprano qui a quand même une grande étendue vocale. Mais la zone de ma voix qui est la plus belle et dans laquelle, quand je m’écoute, j’ai le sentiment de redécouvrir quelqu’un, ce n’est pas celle avec laquelle j’ai été à la fois portée aux nues et sacrifiée. C’est celle qui est peut-être infiniment moins impressionnante, mais aussi infiniment plus réconfortante. Et c’est là qu’elle peut me faire entrer enfin dans une zone de confort qui ne serait pas l’anéantissement de qui je suis. Je parle de la zone d’expression qui remplit tout le spectre de qui vous êtes, mais qui reste une zone de confort, pas une zone de torture ou de sacrifice.
Et si vous deviez vous adresser à votre voix, que lui diriez-vous ?
Après cet immense voyage qui a été extraordinaire et que je ne regrette pas du tout, j’ai envie de dire à ma voix : « je vais te poser là, toi, ma jolie voix, et je vais te regarder avec beaucoup, beaucoup d’amour en te posant une question : comment veux-tu chanter aujourd’hui ? Comment veux-tu te déployer ? Quels sont les sons que tu veux produire qui vont te faire du bien ? » Et j’ai envie de me dire à moi-même : « quand toi aussi vas-tu pouvoir t’écouter plutôt que de chercher à te faire entendre ? Comment vas-tu faire pour déployer ta voix à partir de cette zone de confort qui sera toute la dimension de qui tu es, qui va te permettre de te recentrer, de te reconnecter et ensuite de te faire entendre pour ce que tu es vraiment ? »
Cela signifie que vous allez vers l’amour de votre voix ?
J’aimerais quitter cette terre en l’ayant aimée au moins une fois.
Je sais que vous avez vécu des moments très difficiles dans votre carrière de chanteuse. Vous voudriez m’en parler ?
Au début, beaucoup de gens disaient que j’avais une jolie voix et sans doute un don unique, mais qu’avec mon style de voix je ne ferais jamais carrière si je ne répondais pas à tel ou tel critère. Donc j’ai travaillé pour développer dans le spectre de ma voix une dimension qui, je crois à la base, n’appartenait pas à sa couleur. Intrinsèquement, ma nature n’était pas celle de toutes ces immenses chanteuses à voix des années 90 : moins dans la performance pure que dans la capacité à camper un personnage avec une force intense. Moi, je rêvais d’être une actrice chanteuse de Broadway, d’aller vivre à New York ou dans le West End, et de me servir de mon incroyable instrument pour incarner des vérités, pas pour désincarner ma vérité au profit d’une approbation. Ce que je fais dans « Je suis malade » : je n’utilise plus ma voix comme un phénomène de cirque ; les deux ou trois notes extrêmes dont j’ai la capacité se mettent au service de ce que j’ai à dire. Le temps d’un contre-sol, mon âme et mon cœur entrent en adéquation. Et là, je fais lever les gens, vraiment. Pourquoi certaines de mes chansons comme « Je suis malade » ou « Je t’aime » ont eu tant de succès ? Parce que ce sont les chansons où le déploiement de ma voix appartenait non pas à ma volonté de convaincre, mais à mon besoin de dire quelque chose avec honnêteté.
Vous avez des regrets ?
L’erreur que j’ai faite c’est de décider qu’un jour je démontrerais avec ma voix à tous ceux qui ne croyaient pas en moi qu’ils avaient tort. Quand votre voix est décriée comme une caricature et que la façon dont elle a exprimé le besoin d’être tant aimée devient la pire représentation de vous-même, c’est une souffrance immense. J’ai cru au programme, j’ai cru qu’il fallait que je brille pour mon père et mes paires. Ensuite, j’ai cru qu’il fallait que je convainque mes pairs que je n’étais pas une caricature criarde, donc j’ai complètement fait virer mon instrument à 360 degrés : j’ai commencé à sous-chanter, à dé-chanter. Erreur fatale puisque, tout à coup, ceux qui m’avaient aimée parce que j’étais dans le déploiement de ma voix n’ont pas compris où j’allais. J’ai perdu ni plus ni moins le sens de ma voix. Mais j’ai tenu grâce au courage. Je suis une mère courage…
Comment êtes-vous sortie de cet engrenage ?
Je suis allée au bout de tous les programmes auxquels je pouvais adhérer, jusqu’au jour où je suis rentrée dans la transmission, il y a 5 ans. Là, tout à coup, j’ai découvert que je pouvais me servir de mon expérience de désalignements pour permettre à tous ceux qui rentreraient volontairement à mon contact de bénéficier de cette expérience, afin de ne jamais reproduire ce programme. Parce que c’est facile d’avoir tellement besoin de plaire ou de convaincre qu’on s’éloigne de qui nous sommes et qu’on finit par se détester. On a tant voulu être entendu, qu’on finit par ne plus s’écouter.
C’est donc la transmission qui vous a fait accéder à la conscience ?
Oui, quand les jeunes ont commencé à me demander comment je faisais telle ou telle note, j’ai réalisé ce qui m’avait portée dans la réalisation de ces notes surréalistes. Dans « You are not from here », la note de fin des 40 dernières secondes est stupéfiante. Mais qu’est-ce que j’ai fait à ce moment-là ? Est-ce que j’étais dans la technique ? Est-ce que je voulais impressionner quelqu’un ? Non, c’était une chanson d’amour, la première chanson d’amour que j’écrivais en anglais pour quelqu’un qui est probablement une de ces âmes qu’on aime trop. Et je me suis servie de ma voix pour lui dire à quel point je le voyais comme n’étant même pas d’ici tant il était spécial pour moi. Et là, j’ai déployé mon instrument comme si moi non plus je n’étais pas d’ici, comme si moi aussi j’étais à sa mesure. Ma voix s’est mise au service de cette expression authentique, intègre de ce que j’avais dans le cœur. C’était tout sauf une performance, c’était mon âme à nu, c’était mon cœur déployé, c’était mon corps jeté dans ma voix et ma voix jetée dans mon corps. C’était une adéquation parfaite entre mon sentiment, mon besoin d’intégrité et ma faculté de le dire avec une absolue authenticité, en mettant cet instrument qui m’a été donné par plus grand que moi au service de ça. Et pas l’inverse. Alors, lorsque les gamins que j’accompagne me demandent comment j’ai fait pour chanter cette note exceptionnelle, derrière la question technique, j’entends celle qu’ils posent sans même le savoir : comment fait-on, au-delà de la performance, pour être authentique ?
Vous diriez que ce sont leurs questions qui vous ont renvoyé un miroir pour votre voix ?
Oui, parce que j’ai réalisé que ma voix n’était grande et belle et que je ne l’aimais, que lorsque je m’étais entendue, que je m’étais écoutée et qu’enfin j’étais entendue. Certainement pas tant que j’étais dans la comparaison avec d’autres grandes voix dont je cherchais à reproduire les performances. Là, forcément, je n’étais plus moi. Donc aujourd’hui, j’observe cette fille qui a fait ce voyage et elle me fait beaucoup de peine. Mais en même temps, je la trouve vraiment courageuse et je me dis qu’elle a quand même construit cette lucidité-là.
La lucidité de ne pas se perdre dans ce que votre voix fait aux autres ?
L’effet que produit notre voix est un diabolique illusionniste. Il nous renvoie une image de notre voix qui est tellement loin de ce qu’elle est pour nous, qu’on finit par se bercer de cette illusion, surtout si on a rencontré le succès. Je ne peux plus aujourd’hui faire l’économie de la vérité parce que je vais crever d’avoir été autre chose que moi toutes ces années. En même temps, est-ce que j’ai été malhonnête ? Jamais. Puisque je me suis servie de mon besoin d’être aimée, qui était le plus honnête du monde, pour produire un résultat, être approuvée, comprise, faire partie du groupe. Mais la voix ça n’est pas ça. La voix c’est un bâtisseur de qui nous sommes. Ça ne peut pas être un destructeur de qui nous sommes. Et à partir du moment où on a utilisé la voix comme une stratégie qui vise uniquement à être approuvée, comprise ou aimée, et qu’on a complètement oublié l’aspect créateur, bâtisseur, guérisseur de la voix pour soi-même, on s’est complètement dissociée de la raison pour laquelle nous sommes les porteurs de cette voix. En se déportant de cet endroit-là et en l’acceptant à cause du succès, on finit par s’éteindre complètement.
Qu’est-ce que vous repérez chez les jeunes femmes que vous accompagnez qui fait miroir à ce que vous, vous avez compris avec votre voix ?
Exactement la même chose que ce que j’ai repéré dans la mienne : le besoin de savoir qu’à l’extérieur d’elles-mêmes il y a une approbation. Elles ont très très peu de repères sur la qualité de ce qu’elles font. Très très peu de faculté positivement analytique et de reliance. C’est par exemple : « ah oui, c’est beau comme ça ? C’est bien ? ». Ce à quoi je réponds : « mais entends-tu que c’est beau ? Tu ne l’entends pas ? ». J’ai commencé à proposer en temps réel qu’elles s’enregistrent pour qu’on réécoute leur prestation ensemble. En s’entendant sur l’enregistrement, Christelle – qui est l’une de mes étudiantes qui a gagné la Star Ac – m’a dit : « j’ai chanté comme ça la semaine dernière ? Mon dieu c’est pas si mal ! ». A quoi je lui ai rétorqué : « est-ce que tu peux rephraser ? Il n’y a pas de fausse humilité ici, on est en travail, est-ce que tu peux rephraser s’il te plaît ? ». Et elle s’est exclamée : « C’est bon ! ». Alors j’ai insisté : « Mais oui c’est bon ! C’est super bon ! Mais il faut que ça vienne de toi, tu dois arrêter d’attendre que ce qu’il y a de beau en toi te soit renvoyé par le seul miroir des autres. Tu dois être capable de reconnaître ta force comme tu dois être capable de reconnaître ta faiblesse ! ». Mais on nous apprend quand on est petites à manger du yaourt salé et à faire « hum c’est bon ! ». Et ça, le syndrome du yaourt salé, je l’ai beaucoup vu…
De votre point de vue, c’est vraiment plus spécifique aux femmes ? Vous ne voyez pas cette tendance chez les hommes ?
Moins, autrement. Les hommes c’est plus : « dis-moi quoi faire et je vais le faire ». Tandis que nous, on est complètement dans l’insécurité, dans le grand besoin de plaire. Pour certaines femmes, dès que je pointais du doigt quelque chose, je voyais que c’était sensible, donc je faisais très attention. J’ai employé tout l’amour dont j’étais capable – je dis bien l’amour, pas la diplomatie. Je pense que le besoin d’approbation crée la nécessité de faire illusion sur qui on est ; cela induit une méconnaissance de soi qui un jour ou l’autre produit une sorte de back clash, un désamour profond pour qui nous sommes. Moi ça a été mon chemin. Et après tout ça, un besoin vital de se remettre en amour, pour qui sait, trouver un jour cette voix qui est enfin capable de résonner pour les autres et pour soi. Je crois que les femmes ont du mal à être lucides avec ce qu’elles ressentent ou dans leur relation à leur voix, parce que je crois que voir la vérité dans certains cas, est une trop grande douleur.
C’est très émouvant ce que vous dites. Je vous sens désormais tellement au plus près de vous-même et de cette quête de l’authenticité dans votre voix…
Par contre, je tiens à vous dire que malheureusement, avant d’arriver là, je me suis beaucoup abîmée. Et que je n’ai aucune envie en ce moment de retourner au charbon. Pour être sur scène, je ferai tout ce qui est en mon pouvoir, mais à partir d’un autre espace. Il faut que je trouve l’angle. Est-ce qu’il y aurait une autre stratégie, d’autres exercices, d’autres techniques qui me permettraient de manière plus ludique, plus légère, de me désengager de cette torture que je ressens à l’idée de travailler et qui pourraient m’engager vers la joie pour me réapprivoiser ? Et là, je n’ai pas la réponse. C’est là où j’en suis aujourd’hui avec ma voix.
Qu’est-ce que votre voix vous permet ou vous a permis d’être et de manifester, que vous n’auriez pas pu être et manifester sans elle ?
Je n’aurais pas pu être la fille dense, riche que je suis aujourd’hui, prête vraiment à tout donner aux autres. Je n’aurais pas pu être celle qui partage à ce niveau-là, si je n’avais pas eu cette voix.
C’est votre voix qui vous permet d’être aussi forte, en présence avec l’autre ?
Oui, forte, mais dans le don. Pas forte dans la survie. Forte dans la générosité.
Y compris votre voix parlée ?
Oui, beaucoup ma voix parlée. Ma voix parlée est un pont vers le cœur des autres.
Est-ce que pour vous l’investissement de votre voix parlée est un peu différent de celui de votre voix chantée ?
Oui, d’autant que j’ai une utilisation de ma voix parlée qui est parfois délétère pour ma voix chantée. Donc là aussi, il va falloir que je comprenne comment les mettre en adéquation. Pour autant, ma voix parlée est beaucoup plus proche de moi, de qui je suis vraiment. Ma voix chantée, c’est un truc que tout le monde attend, c’est ce machin qui fait des contre-sol. Moi, elle m’a fatiguée cette voix. C’est peut-être ma voix parlée qui m’amènera à ma vraie voix chantée… peut-être dans un répertoire qui leur permettra de se rapprocher. Quand je suis avec mes petits, que je les regarde, je les observe, je les touche avec mon cœur, c’est certain que je ne parle pas comme quand je chante « Adagio » …
Qu’est ce qui a été merveilleux pour vous à vivre avec votre voix ?
Les rencontres que ça a permis. Les gens que ça a permis de laisser rentrer dans ma vie, comme vous par exemple. C’est ce que ma voix a permis, la réunion avec des êtres un peu exceptionnels. Elle m’a permis aussi de voyager, de rencontrer des cultures que jamais je n’aurais rencontrées, de parler des langues que jamais je n’aurais parlées, d’écrire des chansons incroyables. Je n’aurais pas écrit « Broken Vow » et « You are not from here », ou « Je t’aime », si je n’avais pas eu la voix que j’ai.
Est-ce que tout ce parcours-là avec votre voix fait de vous une autre femme ?
Oui, à 100 %. Et aujourd’hui, cette autre femme, on la voit. On la voit quand je suis en transmission avec les jeunes, on la voit quand elle s’exprime, on la voit quand elle est simplement en silence dans une pièce où justement elle ne parle plus, elle écoute.
Et maintenant, si vous aviez un rêve pour votre voix…
Qu’elle soit une lanterne qui éclaire, non pas seulement celui qui la porte, mais aussi celui qui la voit.