Laura Di Muzio, une voix de femme dans le sport
Quand j’ai rencontré Laura Di Muzio, ce qui m’a d’abord frappé, c’est l’énergie qu’elle communique à travers sa parole et sa voix : c’est joyeux, direct et chaleureux. Laura a d’abord été une grande joueuse de rugby qui a remporté avec son équipe le Championnat de France en 2016. Elle est aujourd’hui consultante rugby pour France Télévision et promeut les valeurs du sport à travers son entreprise LJA (Ladies are Just Amazing) qu’elle a co-créée. Nous avons discuté ensemble de la légitimité des femmes à porter la voix du sport dans les médias et ailleurs…
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Ce qui m’intéresse particulièrement, c’est qu’à la fois tu aies une carrière de sportive de haut niveau à l’intérieur d’un sport de « mecs » et que tu fasses entendre ta voix dans des médias majoritairement masculins. Dans ce contexte-là, en tant que femme, comment te sens-tu écoutée ?
J’ai la chance de pouvoir porter ma voix et les messages qui me tiennent à cœur parce que j’en ai fait mon métier. J’interviens en tant que conférencière très souvent en entreprise, maintenant aussi dans les écoles, les universités. On fait appel à moi pour ce que j’ai à raconter, pour ce que j’ai vécu et la façon dont je peux le transmettre. J’ai donc souvent un public à l’écoute, très intéressé, sensibilisé, qui se pose des questions, qui est réactif. Chez qui ma parole peut révéler et soulever des interrogations. Donc je me sens écoutée.
Dans les commentaires sportifs, c’est assez neuf d’entendre des femmes. Sens-tu un décalage avec ce que tu vis en tant que conférencière ?
C’est ma 5ème saison chez France TV et c’est vrai que j’ai la chance de travailler avec un journaliste, Jean Abeilhou, qui est extrêmement bienveillant. En revanche, par rapport au retour du public, j’ai toujours une appréhension. Parfois en effet, j’ai l’impression que mon statut de femme fait que ma parole n’est pas considérée. Par exemple, je reçois des messages qui disent qu’une femme qui commente le rugby ça n’y connaît rien, qu’elle ne sait pas ce qu’elle raconte, qu’elle analyse mal le jeu. Je ressens toujours cette appréhension après les matchs par rapport aux messages que je vais recevoir. J’ai la chance depuis que je commente que la majeure partie du temps ils soient très positifs. Mais les quelques commentaires négatifs me font réfléchir à la qualité de ce que je propose, à ma légitimité, ça peut me remettre vraiment en question. La première année surtout, je me disais que je n’étais pas à ma place. Maintenant ça va mieux.
On te parle surtout de ta façon de commenter, de toi, de ta voix ?
Non pas de ma voix. Malheureusement pour elle, la consultante qui était juste avant moi, Estelle Sartini, manageuse de l’équipe de France quand j’y jouais, a une voix assez aiguë. Et c’est vrai qu’à la télé ça ne passe pas vraiment bien. Elle a reçu et reçoit encore un nombre incalculable de remarques sur le son de sa voix. Les gens lui disent par exemple qu’ils coupent le son lorsqu’elle commente… je trouve ça d’une violence énorme. J’ai la chance de ne pas recevoir ce type de remarques. J’en ai sur le contenu, et surtout sur le fait que j’ai tendance à m’emballer quand il y a une action, à laisser libre cours à mon excitation du moment, mais pas par rapport à ma voix. Généralement on me dit qu’elle passe bien.
As-tu l’impression que certaines voix de femmes passent mieux que d’autres dans le sport ?
Oui, j’ai ressenti que les gens s’attachaient à ce paramètre. Au départ, quand j’ai commencé à commenter, je n’avais pas perçu l’importance de la voix. J’étais très attachée au contenu, à ce qu’il fallait commenter et à la précision de l’explication. L’importance du support, de la forme, je m’en suis rendue compte parce qu’on m’en faisait la remarque.
Et ça t’a fait changer certaines choses ?
Non. Par contre je fais très attention aux mots que je vais employer, aux expressions. A ce que ça reste correct et entendable. Quand on regarde un match, ça peut arriver qu’il y ait un nom d’oiseau qui vole, tu dois donc faire très attention. J’ai la chance que ce soit mon métier, et en intervenant souvent en entreprises, c’est devenu de plus en plus naturel. C’est vrai que quand tu es à l’écran devant 2 à 3 millions de téléspectateurs, tu ne peux pas faire autrement que d’être dans le contrôle. Tu as toujours peur qu’un mot, une phrase soit mal interprétés, que tu te sois mal exprimée. C’est une véritable gymnastique mentale. Par contre je ne fais pas attention au timbre de ma voix, je le laisse complètement naturel. Je ne vois d’ailleurs pas comment tu peux le changer, c’est un paramètre sur lequel il est difficile d’agir, c’est donc d’autant plus frustrant quand ça ne passe pas.
Faire entendre la voix des femmes dans le sport, c’est encore un peu décalé. Même si ça vient d’expertes qui ont plus de légitimité. Pour toi faire entendre sa voix dans le sport ça implique quoi : une personnalité, une énergie particulières ?
Pas forcément mais plutôt une compétence particulière : la capacité, à travers sa voix, à être suffisamment pertinente dans son analyse. On est avant tout jugées pour ce qu’on dit.
En revanche j’ai souvent entendu : « ça fait bizarre d’entendre une femme qui commente, on a l’impression que c’est moins bien ». Moi je ne commente quasiment que des matchs féminins et l’année dernière j’ai commenté mon premier match masculin parce qu’il manquait des consultants sur France télévision. J’ai reçu beaucoup plus de messages – aussi bien positifs que négatifs – qu’après un match féminin. Surtout, de nombreuses personnes (mes proches y compris) m’ont dit que ça leur faisait bizarre d’entendre une voix féminine commenter un sport joué par des hommes. Je n’ai jamais eu cette remarque quand je commentais des matchs féminins.
Et personne ne fait cette remarque je suppose quand ce sont des hommes qui commentent un match féminin ?
Non, c’est l’habitude. Historiquement c’est ancré dans l’inconscient que le sport c’est commenté par des hommes. Que ce soit un sport féminin ou masculin.
Ça veut dire que plus on entendra de femmes commenter de matchs, plus les femmes seront acceptées dans le milieu du sport ?
Je pense en effet que ça passera par là. Ça doit passer par une récurrence et une habitude du téléspectateur. C’est comme la médiatisation du sport féminin : tu ne peux pas espérer augmenter durablement les audiences, augmenter durablement la visibilité d’un sport si tu fais passer les équipes de France féminines à la télé tous les 4 ans à l’occasion des JO. Déconstruire les préjugés, c’est un travail de longue haleine qui demande un entraînement régulier. C’est comme préparer un match, il faut répéter le geste pour l’ancrer. Quand on s’entraîne, on dit : « la répétition fixe la notion » ! C’est aussi le rôle des médias, des équipes nationales et des ambassadrices. Par exemple, l’effet coupe du monde féminine a eu un impact énorme sur l’inscription des petites filles dans les clubs de foot. C’est parce qu’on l’avait vue à la télé. Peut-être qu’on a encore besoin de cette légitimité-là, comme une forme de preuve, pour mettre en confiance les gens.
As-tu l’impression que les hommes sont de plus en plus partants pour partager la place avec les femmes à l’écran ?
Oui, je constate une évolution même si j’ai peu de recul dans le métier. Tout doucement ça commence à s’ouvrir, de manière intéressée ou désintéressée. Certaines chaînes se disent que si elles veulent entrer dans les critères actuels et se moderniser, il faut féminiser les effectifs. Tant pis, même si c’est intéressé, ça s’ouvre aux femmes. On voit de plus en plus de journalistes de bord terrain ou d’animation qui sont des femmes et qui parfois partagent la place avec un homme. Là où il faut continuer à avancer, c’est sur le fait que cette ouverture ne soit pas seulement intéressée mais assumée, par conviction que les femmes sont aussi compétentes que les hommes.
… et qu’elles apportent autre chose aussi ?
Complètement, je m’en rends bien compte quand je suis à France télévision. J’ai la spécificité d’être une femme, de jouer en championnat féminin et de connaître parfaitement mon sport de l’intérieur. De connaître les joueuses, pour certaines d’avoir joué avec elles, compétences qu’un journaliste homme ne pourra jamais avoir parce qu’il n’aura pas l’expérience du rugby féminin, sur le terrain. Tout comme moi je ne l’aurai pas par rapport aux hommes parce que je n’ai pas cette expérience-là. Cela semble plus logique par exemple que pour le rugby à 7 qui est un sport olympique complètement différent du rugby à 15, le consultant soit un spécialiste du rugby à 7. Il faudrait qu’on ait sur le genre des équipes la réflexion qu’on a déjà sur le type de sport pratiqué.
Comment on passe alors de la spécialité (une femme commente les matchs féminins) à la légitimité (une femme peut commenter tous les matchs qu’ils soient féminins ou masculins) ?
On revient à la compétence, c’est la même problématique dans l’arbitrage. On a l’habitude de voir des hommes arbitrer. Quand une femme arbitre un match, tout de suite un article va sortir à ce propos. Il faut de nouveau faire comprendre qu’à compétence égale on s’en fiche du sexe. C’est encore un travail qui n’est pas fait. Avoir le même statut que son homologue masculin dans le ressenti de la compétence, on n’y est pas encore. Ce qui est fou, c’est que même nous en tant que joueuses, quand on nous dit que l’arbitre est une femme, on se dit qu’elle a moins d’expérience, qu’elle a arbitré moins de matchs (car ce sont les hommes qui arbitrent majoritairement). Ça ne fait que deux ans que les femmes sont présentes à l’arbitrage, donc même nous on n’est pas habituées.
Pour que les femmes soient reconnues, dirais-tu qu’elles doivent être plus compétentes que les hommes ?
Ah oui complétement. Tu te mets une forme de pression interne parce que tu sais que tu es attendue au tournant. Personnellement, je prépare des fiches car je sais que je dois avoir toutes les informations pour ne pas risquer de recevoir de remarques. Parfois même, j’en fais trop, pour être sûre le jour J d’être complètement prête. Je me dis qu’il faut absolument que je réussisse, qu’il ne faut pas que je déçoive, sinon ça va remettre en question la position qu’on m’a donnée et la capacité d’une femme à assumer ce rôle.
C’est une pression sur toi et en même temps sur ce que tu portes en tant qu’individue par rapport aux femmes ?
Exactement, c’est le même problème en tant que joueuse, parce qu’on me répète très souvent que le rugby chez les femmes ce n’est pas du vrai, qu’elles ne savent pas jouer, qu’elles sont moins techniques, que c’est moins joli. Donc quand toi tu joues, tu veux une bonne performance pour ton club mais surtout pour l’image de ton sport. Parce que sinon on va encore dire que le rugby ce n’est pas pour les femmes. Tu as cette pression parce que tu représentes aussi la condition de la femme. Quand l’équipe de France fait une contre-performance à la télé, je me dis que les gens vont s’en apercevoir et que ça va les décevoir. Alors que ça peut arriver. Quand les mecs se plantent, même s’ils reçoivent aussi de nombreux commentaires, ça ne remet pas en cause la légitimité du sport en tant que tel, seulement la qualité des joueurs.
C’est ce qui est très intéressant dans la série « Putain de nanas »[1] : voir de l’intérieur ce que c’est qu’une équipe de sportives de haut niveau. Ça change nos représentations…
Au début, France télévision nous a contactées pour faire un reportage sur la féminité dans le sport et l’impact que ça avait sur nos corps de femmes. Quand ils ont débarqué chez nous, ils ont vu comment on fonctionnait, qu’on ne se posait même pas la question de notre corps, qu’on dépassait la barrière du jugement. Ils se sont dit qu’ils allaient surtout parler de la gestion du sport en tant que femme, en montrant l’engagement, la détermination, le collectif et comment fonctionne le groupe. Ils ont changé complètement de projet, ça ne devait même pas s’appeler comme ça au début. Ils ont compris que le corps dans le sport féminin n’était pas la question centrale. On ne se demande pas si un sportif homme a des gros pectoraux ou des gros biceps, par contre si c’est une femme, ça soulève des questions. En fait pour nous, c’est une problématique qui ne nous concerne pas. Si une femme pratique un sport et que son corps change, c’est normal.
J’avais une question plus personnelle. Tu confies dans la série qu’avant de pratiquer le rugby tu étais très timide. C’est étonnant parce qu’aujourd’hui tu sembles extrêmement à l’aise. Tu dirais que le sport t’a permis de libérer ton expression, ta parole, ta voix ?
J’ai commencé à pratiquer le sport régulièrement à partir de 15 ans. Avant, même si je faisais du foot dans mon village, j’étais une enfant très timide, un peu maladive. Réciter une poésie devant toute la classe, me rendait toute rouge, j’avais le cœur qui battait à 100 à l’heure. Je n’osais pas non plus aller acheter du pain le dimanche, ça me stressait. J’ai une sœur jumelle qui est très extravertie et qui prend beaucoup de place. J’étais toujours cachée derrière elle et ça ne m’a pas aidée en tant qu’enfant.
Quand j’ai commencé à jouer au rugby – et je trouve que c’est surtout valable dans ce sport – on m’a expliqué que quel que soit mon poste, j’aurais un rôle à jouer. De mon passé de joueuse de foot, il s’avérait que j’étais bonne techniquement au jeu au pied, ce qui est assez rare chez les joueuses féminines. On m’a donc dès le début donné la place du numéro 10, celui qui annonce les stratégies à adopter. A cette place, si tu ne parles pas, on ne peut pas jouer. Petit à petit, ça m’a permis de me libérer parce qu’on m’a dit : « maintenant tu peux t’exprimer, et on a besoin que tu le fasses parce qu’on a vu que tu étais la meilleure personne à cette position. Ce n’est pas toi la plus rapide, mais c’est toi qui dois annoncer la stratégie du jeu ». Je me suis trouvée dans une position où on m’a fait confiance pour la voix que j’allais porter, pour le fait que j’allais m’exprimer.
Petit à petit je me suis révélée en tant que leader alors que je m’ignorais. Ça fait 10 ans que je suis capitaine de l’équipe élite. Quand je dis à ma mère que maintenant mon travail c’est de donner des conférences, elle rit beaucoup en me rappelant qu’avant j’étais toute timide… ! J’ai eu la chance d’être dans un environnement bienveillant avec des parents présents. Pour autant, je n’avais pas suffisamment confiance dans ce que je pouvais exprimer. Il a fallu que le sport me montre que je valais quelque chose.
Est-ce que c’est aussi un message que tu transmets à travers ton métier de conférencière ?
Oui, je donne par exemple une conférence – souvent devant un public à majorité masculine – sur le parallèle entre le management d’un collectif sportif et celui de l’entreprise. J’interviens en tenue de rugby et je parle de mon expérience en tant que joueuse. Que je joue au rugby, cela impressionne, on retient le décalage, et ça marque. C’est presque embêtant que ça soit peu courant. En même temps, c’est pratique pour moi parce qu’on apprécie que ce soit une femme qui prenne la parole. On me dit très souvent que ça change d’avoir une consultante femme parce que la plupart du temps ce sont des hommes qui interviennent. Les dirigeants disent que les messages qu’ils portent sur le collectif sont les mêmes, mais qu’ils seront mieux entendus en étant portés par une femme, à travers un parcours qu’on n’aurait pas imaginé. Que ce soit une femme qui parle de leadership en entreprise, cela fait réfléchir différemment. Mais pour ça il faut d’abord avoir une tribune : si on ne te donne pas la possibilité de parler, ce parcours aura beau être aussi inspirant qu’il soit, personne ne l’entendra.
[1] Série de France Télévision en 9 épisodes consacrée au club de rugby féminin de Lille (LMRCV) dans lequel Laura a joué comme demi d’ouverture et dont elle a été la capitaine entre 2005 et 2016.